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Philosophie - Sommes-nous libres?

Mots-clés: libre, liberté, philosophie, sentiment, jugement, doute

Notions du programme de terminale concernées:
  • Liberté (toutes séries )
  • Inconscient (L, S, ES)
  • Matière et esprit (L, ES, S)
  • Technique (toutes séries)


Table:
Page 1: I: Le libre arbitre
Page 2: II: L'objection déterministe
Page 3: III: "Difficile liberté"

INTRODUCTION :

La liberté, au sens le plus commun, c'est être affranchi de toute entrave, n'être soumis à aucune obligation ni contrainte. Etre libre, ce serait faire tout ce qui nous plaît. Mais il est facile de voir qu'à ce compte-là, personne n'est libre et ne le sera jamais. Ma liberté rencontre toujours des limites : le règlement, la loi, mes forces physiques, et la liberté des autres[note 1]. Je ne suis pas libre d'être grand si je suis petit, ni de ne pas avoir de la fièvre si j'ai la grippe. Or, si ma liberté est limitée, semble-t-il, je ne suis pas libre. On n'est pas libre partiellement. Si, être libre, c'est faire tout ce que l'on désire, il n'y a pas de degrés dans la liberté: c'est tout ou rien; soit on est libre, soit on ne l'est pas du tout. Puisqu'il y a toujours des limites, faut-il renoncer à l'idée que l'homme soit libre? Peut-être est-il plutôt nécessaire de penser autrement la liberté. S'il ne dépend pas de moi de faire tout ce que je veux, en revanche, il semble que ma pensée, elle, soit indépendante. Même si mon corps est entravé, je reste libre de rêver que je m'évade. Ma pensée, tout intérieure, est indépendante et hors d'atteinte de la réalité ou d'autrui. Nul ne peut me contraindre à penser vrai ce que je crois faux, à vouloir ou à aimer ce que je n'aime ou ne veux pas. Cependant, est-il certain que ma pensée elle-même soit libre? Ne peut-on pas, au moyen de certains procédés, influencer la pensée?

I. Le libre arbitre

1. Ce qui dépend de nous

Pour définir le domaine de la liberté, pour répondre à la question: jusqu'où ma liberté, si elle existe, s'étend-elle? , les stoïciens distinguent ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas (Epictète, Manuel, I, 1), ce dont nous sommes maîtres, et ce à quoi nous ne pouvons rien changer. Ce qui ne dépend pas de moi, c'est que je suis né comme ceci et pas autrement, petit ou grand. Je n'y peux rien. Quand je tombe malade, souvent, si ce n'est pas à la suite d'une imprudence mais d'une infection, je ne l'ai pas choisi. Nous vieillissons et la vie s'achève un jour, nous n'y pouvons rien. Tous ces exemples concernent le corps. On peut déjà conclure que notre corps ne dépend pas entièrement de nous, il n'est pas entièrement en notre pouvoir.
La distinction classique entre l'âme et le corps conduit les stoïciens à examiner le cas de l'âme et de son contenu: pensées et désirs. Ceux-là sont bien en notre seul pouvoir, ils n'appartiennent qu'à nous. Epictète, Manuel, VI: "Qu'est-ce qui est à toi? L'usage des idées". Mon corps, on peut en disposer: on peut le forcer, le contraindre, l'enchaîner. Mais il est impossible d'enchaîner mes pensées. Epictète a lui-même eu l'occasion de méditer ces idées, puisqu'il a été l'esclave d'un maître cruel. L'esclave, privé de liberté physique, peut cependant rêver qu'il s'évade. On raconte qu'un jour, alors que son maître le battait et menaçait de lui casser la jambe, Epictète s'amusait de ses coups et lui disait: "Attention, tu vas la casser. Voilà, je te l'avais dit". Si mon tibia craque sous un coup, cela ne dépend pas de moi; en revanche, la représentation que je me fais de ce malheur, ne dépend que de moi. Je peux choisir de me révolter vainement, ou au contraire accepter l'inévitable. C'est l'essence même de l'attitude stoïque.
Le corps peut être enchaîné, pas la pensée. Galilée, menacé de mort lors de son procès, renonce à clamer sa théorie. Mais, dit-on, il aurait murmuré à part lui: "Et pourtant, elle tourne". On peut bien me faire taire, mais pas m'enlever mes opinions par la force. Tout autre bien auquel l'on s'attache risque de nous être enlevé tôt ou tard. La richesse ne dépend pas que de nous, mais aussi de la conjoncture économique mondiale. La roue peut tourner. En revanche, l'idée que je me fais de la richesse, elle, m'appartient. Par suite, je suis libre de mépriser l'argent, du moins de ne pas trop l'aimer. Descartes retient la leçon des stoïciens: "Mieux vaut changer ses désirs que l'ordre du monde"(Discours de la méthode, III). L'ordre du monde ne dépend pas de moi; vouloir le changer, c'est un désir irréalisable et qui m'expose au risque, même à la certitude d'être déçu. Le plus sage est donc de changer ce qui est en mon pouvoir: mes désirs eux-mêmes, c'est-à-dire de renoncer à un désir vain pour adopter des désirs plus réalistes.
Voilà ce que l'on appelle le libre arbitre. C'est la liberté, qui est intérieure. Libre arbitre signifie: libre choix. C'est la possibilité que nous avons de choisir, de vouloir, de désirer. Nous n'avons pas toujours la possibilité de réaliser nos désirs. Mais nous avons celle de désirer librement.

2. L'erreur et le doute

La possibilité de l'erreur et du doute supposent la liberté. Sans une volonté libre, l'erreur et le doute sont impossibles.
La possibilité de l'erreur démontre cette liberté de la volonté. L'erreur n'est possible que parce que notre volonté est libre. S'il nous arrive de nous tromper, c'est précisément parce que nous sommes libres devant le vrai. La vérité ne nous détermine pas; l'évidence ne nous contraint pas. Nous pourrions être déterminés par Dieu, ou par un instinct, à nécessairement et toujours voir le vrai là où il est, de manière infaillible; mais ce n'est pas le cas. Comment l'erreur est-elle possible ? Deux facultés sont à l'œuvre dans la connaissance (Descartes, Méditations, IV). L'une qui nous fournit des idées, l'autre qui nous permet de les juger. La sensibilité et l'entendement remplissent le premier rôle; la volonté complète la connaissance. L'entendement conçoit des idées. De même, la sensibilité, par l'intermédiaire des sens, nous fournit des représentations des choses. Ainsi, j'ai l'idée d'arbre ou l'idée de triangle. Mais une idée, à elle seule, n'est pas encore une connaissance. Elle ne peut donc encore être ni vraie ni fausse. A ce stade, l'erreur n'est pas encore possible. Pour qu'il y ait connaissance, il faut un jugement. Un jugement est défini par Aristote comme une proposition de la forme A est B. Un jugement, par conséquent, 1) relie deux idées entre elles; 2) est une proposition, c'est-à-dire pas n'importe quel énoncé, mais une affirmation ou une négation. Une question, par exemple, ou un ordre, ne sont pas des propositions, ce ne sont pas des connaissances, ils ne sont pas susceptibles d'être vrais ou faux. Connaître suppose donc que l'on ait des idées, fournies par les sens ou l'entendement, et en plus que l'on porte un jugement sur ces idées. Juger, c'est-à-dire affirmer ou nier, c'est le rôle de la volonté. La volonté juge, elle décide, elle prend parti, elle accepte ou rejette la connaissance. Tant que l'on n'affirme rien, on ne risque pas de se tromper. D'où la possibilité d'éviter tout risque d'erreur en s'abstenant de tout jugement, ce que les sceptiques appelaient épochè. En revanche, en choisissant d'affirmer, je prends le risque de me tromper. Autrement dit, c'est lorsque la volonté entre en scène que l'erreur devient possible. Mais la volonté n'est pas fautive. Je me trompe lorsque je prends parti avant d'avoir suffisamment examiné mes idées. Toute erreur est un jugement prématuré, formulé avant d'avoir atteint la certitude. Ce qui est responsable de l'erreur, ce n'est donc pas la volonté, mais un mauvais usage, un usage précipité de la volonté [Malebranche, en disciple de Descartes, reprend la même idée]. Un ordinateur, lui, ne se trompe jamais, car il ne juge pas. Si l'homme peut se tromper, c'est qu'il dispose d'une volonté libre.
La liberté de notre volonté est impliquée aussi par la possibilité du doute. Le doute mis en œuvre par Descartes dans les Méditations n'est possible que si la volonté est libre. Le doute cartésien est en effet un doute volontaire. A l'inverse du doute commun, qui consiste à douter parce que l'on a effectivement des raisons de douter, le doute philosophique va contre la pente naturelle: il consiste à tenir pour faux ce qui est incertain. Un effort de volonté est donc requis. Il prouve la possibilité de refuser ce qui paraît vrai: je peux même refuser d'admettre que 2+2=4. Pour qu'une telle mise en doute soit possible, il faut que ma volonté ne soit déterminée ni par l'habitude, ni par la tendance naturelle à se contenter de ce qui est probable. Nous sommes libres de refuser de considérer comme vrai ce qui, pourtant, a toutes les chances d'être vrai. Je suis capable de résister à l'évidence, qui me fait pencher vers telle ou telle idée. Je suis capable de résister à la séduction de l'évidence, capable de suspendre mon jugement, de m'abstenir de tout jugement sur une idée, même si tout porte à croire qu'elle est vraie.

3. La liberté d'indifférence--L'acte gratuit

De même, la possibilité du mal -- c'est-à-dire non plus de l'erreur, mais de la faute morale --, témoigne de la liberté de l'homme. Elle prouve que nous ne sommes pas guidés de façon infaillible vers le bien. Je peux choisir le mal. Je peux même le choisir, non par ignorance, mais en connaissance de cause, c'est-à-dire choisir le mal pour lui-même. Si je vois où est le bien, rien ne m'empêche de choisir le contraire. La liberté se révèle dans l'expérience du choix. C'est pourquoi Descartes parle du libre arbitre, ou libre choix: la liberté est la faculté de choisir entre deux partis. Je peux choisir ce qui ne me paraît pas bon, choisir le parti contraire à celui vers lequel je penche, ce qui prouve que ce penchant ne me détermine pas. Je peux choisir un parti vers lequel rien ne m'incline, choisir une action alors que rien ne m'y pousse, alors que je n'ai aucune raison de l'accomplir. C'est ce que l'on appelle aussi la liberté d'indifférence. Je peux choisir alors même que les deux termes de l'alternative me sont indifférents. C'est une liberté d'équilibre: même si les raisons de choisir l'un ou l'autre terme sont parfaitement équivalentes, je peux cependant trancher, grâce à ma volonté. L'exemple de l'âne de Buridan permet de concevoir les conséquences de l'absence de libre arbitre. On suppose qu'un âne est dépourvu de libre arbitre. Un âne ayant également faim et soif, si on lui présente un seau d'eau et un seau d'avoine, sera incapable de décider par où commencer. Le libre arbitre, c'est la faculté de me résoudre à un choix, même si les deux termes du dilemme sont de poids identiques. En cas de dilemme, ma volonté me permet de choisir de façon arbitraire, c'est-à-dire sans raison de faire ce choix plutôt que l'autre.
Selon cette conception de la liberté[ c'est celle de l'interlocuteur B dans ce texte de Voltaire], semble-t-il, la liberté se manifeste dans l'acte de choisir, et plus encore de choisir sans raisons. C'est donc lorsque je choisis sans raison que je serais le plus libre. L'acte le plus libre, ce serait l'acte gratuit. Un acte gratuit, c'est un acte sans motif, que l'on n'a aucune raison de commettre (en anglais, "free" signifie aussi bien gratuit que libre). Si cet acte s'expliquait par un motif, alors il aurait une cause. L'acte libre, c'est celui qui trouve sa source dans ma seule volonté. S'il a une cause étrangère à ma volonté, alors il n'est pas libre. Si j'ai eu une raison d'agir, alors j'ai été déterminé par cette cause. De cette théorie de l'acte gratuit, Gide donne un exemple à la fin des Caves du Vatican. Lafcadio veut se prouver à lui-même sa liberté. Dans un train en marche, il pousse dehors un vieillard qui se trouve dans le même compartiment que lui, qu'il ne connaissait pas et qu'il n'avait aucune raison de tuer. Il tue par pure gratuité, sans y être poussé par aucun motif. Il semble accomplir ainsi le comble de la liberté.

Note:
1. «Communément, on tient que la liberté consiste à pouvoir faire impunément tout ce que bon nous semble et que la servitude est une restriction de cette liberté. Mais on le prend fort mal de ce biais-là; car, à ce compte, il n'y aurait personne libre dans la République » (Hobbes).

II. L'objection déterministe

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Descartes ne donne pas de preuve de la liberté. Selon lui, elle se passe de preuve, elle est un fait d'expérience: «La liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons» (Principes de la philosophie, I, 39). Mais ce sentiment de notre liberté suffit-il? Eprouver n'est pas prouver. Le sentiment est trompeur. Par exemple, le sentiment d'évidence n'est pas un indice infaillible de la vérité. L'expérience est sujette à des illusions: j'éprouve qu'une rame plongée dans l'eau est brisée, alors qu'en réalité elle est bien droite. Ce sentiment que nous éprouvons de notre liberté pourrait donc n'être qu'une illusion. En effet, Lafcadio se croit libre. Mais qu'en sait-il? Il croit n'être déterminé par aucun motif. De plus, au moment d'agir, dans l'hésitation, c'est un détail qui le décide. "Si je puis compter jusqu'à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé." A "dix", il voit un feu...(les Caves du Vatican, V, 1, p. 195). Mais est-il impossible qu'il soit en réalité déterminé à son insu? Il agit pour se prouver sa liberté. N'est-ce pas déjà un motif?
Les partisans du libre arbitre placent la volonté au fondement de la liberté. Pourquoi est-ce que j'agis? Selon eux, c'est parce que je le veux. Mais pourquoi est-ce que je le veux? Ma volonté pourrait être déterminée sans que je m'en aperçoive. Pourquoi est-ce que je choisis telle action plutôt qu'une autre? Ne serait-ce pas à cause d'influences que je reçois? Je pourrais être déterminé à mon insu par mes gènes, mon corps, ou mon appartenance à tel milieu social.
En contemplant une chute d'eau, nous croyons voir dans les innombrables ondulations, serpentements, brisements des vagues, liberté de la volonté et caprice; mais tout est nécessité, chaque mouvement peut se calculer mathématiquement. Il en est de même pour les actions humaines; on devrait pouvoir calculer d'avance chaque action, si l'on était omniscient, et de même chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. L'homme agissant lui-même est, il est vrai, dans l'illusion du libre arbitre; si à un instant la roue du monde s'arrêtait et qu'il y eût là une intelligence calculatrice omnisciente pour mettre à profit cette pause, elle pourrait continuer à calculer l'avenir de chaque être jusqu'aux temps les plus éloignés et marquer chaque trace où cette roue passera désormais. L'illusion sur soi-même de l'homme agissant, la conviction de son libre arbitre, appartient également à ce mécanisme, qui est objet de calcul.
(F. NIETZSCHE, Humain, trop humain, II, 106). Un autre texte de Nietzsche sur le même sujet.
La plupart des hommes se pensent libres parce qu'ils croient faire l'expérience de leur libre arbitre. Mais le sentiment de cette liberté, selon Nietzsche, n'est qu'une illusion. L'homme n'échappe pas au déterminisme universel, il ne fait pas exception. Il n'est pas plus libre que les phénomènes naturels, mais son action obéit à une nécessité aveugle; dès lors, elle est prévisible.

1. «Tout, dans la nature, obéit à des lois» (Kant, Logique, introduction)

Nietzsche établit d'abord le déterminisme dans le domaine des faits naturels. Il choisit l'exemple d'un phénomène ordinaire: une chute d'eau. D'un point de vue désintéressé -- celui d'un promeneur ou d'un artiste, dont le but n'est pas de maîtriser la nature, mais simplement d'en contempler le spectacle, toute connaissance scientifique mise entre parenthèses --, la cascade apparaît comme un mouvement libre. Il ne semble obéir à aucune loi. C'est aussi le point de vue, selon Nietzsche, de la «pensée archaïque» -- la façon de penser des premiers hommes, la pensée préscientifique (Humain, trop humain, III, 111): l'idée que la nature obéit à des lois immuables n'apparaît pas d'emblée à l'humanité, qui la considère plutôt peuplée d'esprits capricieux aux actions arbitraires. Le caractère «innombrable» des gouttes d'eau qui la composent rend impossible la prévision de ce mouvement. La chute d'eau est plutôt appréhendée de façon anthropomorphique: on lui attribue la volonté et le caprice (le caprice est une volonté immotivée, sans raison; il est imprévisible et peut passer à ce titre pour l'expression de la liberté). Le caprice est fantaisiste, changeant, instable. La chute d'eau, par sa mobilité, donne l'apparence de la liberté.
En réalité, les phénomènes naturels sont tout sauf libres. Que signifie "naturel"?
"Soudain un lapin blanc vint à passer auprès d'elle en courant. Il n'y avait là rien de particulièrement remarquable, et Alice ne trouva pas très extraordinaire d'entendre le lapin dire entre ses dents: "Oh là, là! Oh, là, là! Je vais être en retard!" (lorsqu'elle y repensa plus tard, elle admit qu'elle aurait dû s'en étonner, mais, sur le moment, cela lui parut tout naturel)... (Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles). Que signifie donc "naturel"? Ce à quoi nous sommes habitués, l'ordinaire, l'ordre habituel des choses. Car la nature obéit à un ordre. «Tout est nécessité»: tout ce qui advient dans la nature est soumis à des lois, rien ne saurait subvenir en l'absence de cause. Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas se produire ou ne peut pas se produire autrement. Certaines causes étant données, l'effet ne peut pas manquer d'avoir lieu. Ainsi, le mouvement de chaque goutte d'eau obéit à la loi de la chute des corps (Galilée) ou à la théorie newtonienne de la gravitation. La nature se définit par la notion même de loi : «La nature, c'est l'existence des choses, en tant qu'elle est déterminée par des lois universelles» (Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, §14)[Note]. La nature, c'est donc l'ensemble des phénomènes soumis à des lois. Une loi est un rapport constant et nécessaire entre des phénomènes, exprimé sous forme mathématique. La loi -- aussi bien scientifique que juridique -, est universelle et ne souffre aucune exception. En cela, la loi se distingue de la simple règle. Les lois de nature sont exprimées sous forme mathématique[Note]. Par exemple, la loi de Boyle-Mariotte associe la pression et le volume d'un gaz, qui varient en fonction inverse l'une par rapport à l'autre dans la formule: pv = rt. Cette nécessité ne signifie pas que tout est écrit d'avance, en vue d'un but, en vertu d'un plan, d'un programme. Il ne faut y voir aucun finalisme. La thèse de Nietzsche n'est pas fataliste. Le fatalisme implique les idées de destin et de finalité. Le déterminisme est une théorie de la nécessité. La nécessité est aveugle, elle ne poursuit aucune fin. Les phénomènes, dépourvus de volonté, ne sont la réalisation d'aucun dessein, ils obéissent aveuglément aux lois de la nature. Si l'on connaît la loi qui le régit, chaque phénomène peut être «calculé», c'est-à-dire prévu par le calcul. A partir du présent, il est possible de prévoir l'avenir. La connaissance de la position présente de chaque élément permet de prévoir la situation prochaine du tout. Ainsi, la connaissance de l'état présent du système solaire permet de prévoir, conformément à des lois, la position future de chaque planète. La connaissance de la position et du mouvement des masses d'air rend possible la prévision du temps qu'il fera.
Les succès de l'astronomie donnent l'espoir de prévoir tous les autres phénomènes, par exemple météorologiques. En effet, on aperçoit l'analogie entre "les plus grands corps" et "le plus léger atome": l'électron gravite autour du noyau; "spin" de l'électron (rotation sur lui-même). Rutherford donne un modèle planétaire de l'atome. Cette prévision est de nature mathématique. Elle n'a rien de divinatoire, de surnaturel, mais au contraire repose sur la connaissance des lois naturelles.

2. Les actions humaines sont prévisibles

Cette prévisibilité, selon l'auteur, s'étend aussi aux actions humaines. L'auteur raisonne par analogie: de même que tous les phénomènes naturels, l'action humaine est prévisible. Toute action, et même toute pensée, devraient pouvoir être prévues. Pourquoi alors n'en est-il rien? Personne ne peut en effet prétendre être capable de prévoir ne serait-ce que ses propres actions, d'une façon rigoureuse et complète.
La réponse à cette objection est dans le texte: nous ne sommes pas omniscients. Nous ne connaissons pas l'état complet du présent. L'homme ne possède pas une connaissance universelle. L'illusion de la liberté repose sur notre ignorance des véritables causes de nos actions. Nous ne connaissons pas toutes ces causes. Dès lors, nous les attribuons à nous-mêmes, à notre volonté. Mais notre seule ignorance n'est pas un argument suffisant pour prouver le libre arbitre. Notre volonté obéit à des lois. Que nous ne nous en rendions pas compte, que leur complexité dépasse notre faculté de connaître, ne prouve rien quant à notre liberté. Cet argument est celui de la limitation de notre connaissance, déjà formulé par Spinoza: «Les hommes se croient libres pour cette seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils déterminés» (Ethique, III).
La thèse déterministe ne saurait donc être réfutée par le seul témoignage du sentiment. Certes, les causes de nos actions nous échappent. Mais un être omniscient, lui, serait capable de prévoir nos actions et nos pensées. Il lui suffirait de connaître l'état complet de l'univers en un instant donné pour prévoir son cours futur, conformément à des lois. Nietzsche n'affirme en aucune façon l'existence d'un tel être; il s'agit seulement d'une hypothèse, posée comme telle («si... et qu'il y eût là...»). Son seul but est de montrer que la prévision, qui est impossible pour nous, est possible en soi; impossible en fait, en pratique, elle est possible en droit, en théorie. Mais un tel être, pourrait-on objecter, n'aura aucun pouvoir de prédire, car l'état de l'univers change sans cesse. Il est donc impossible, même pour une intelligence très supérieure à la nôtre, d'en avoir une connaissance exhaustive; celle-ci devrait être remise à jour à chaque instant, et s'accroître indéfiniment. Pour cette raison, Nietzsche fait le postulat d'un arrêt de la «roue du monde». Une telle pause du mécanisme ne modifiera en rien l'avenir, mais ne fera que le retarder. Puisqu'il suffit de connaître l'état complet de l'univers en un instant «t», un tel arrêt rendra possible la prévision. On trouvera plus tard une hypothèse, une image semblable sous la plume d'un savant nommé Laplace. Cet exemple est connu sous le nom du «démon de Laplace»[Texte de Laplace] . L'intelligence omnisciente n'est pas nommée Dieu. Cet être n'est pas supposé tout-puissant, il n'est même pas supposé agir. Son rôle est seulement de prévoir. Son calcul n'aurait aucun effet sur nous, de même qu'il est indifférent à un phénomène naturel d'être prévu ou non. Nietzsche ne suppose pas du tout que nous puissions être soumis à l'action d'une providence qui aurait planifié à l'avance le cours du monde. Cet être est seulement supposé capable de prévoir des événements soumis à une nécessité aveugle. S'il peut prévoir, c'est donc que nos actions et pensées sont prévisibles. Dès lors, elles ne sont pas libres. Nietzsche postule en effet que la liberté, c'est l'imprévisibilité. Ce qui est prévisible, au contraire, c'est ce qui est soumis à des lois. La liberté n'est donc qu'une illusion, elle-même soumise à ce déterminisme universel, à cette nécessité à quoi rien n'échappe. Le sentiment de la liberté, par lequel les partisans du libre arbitre pourraient vouloir sauver leur point de vue, tombe lui-même sous le coup du soupçon de Nietzsche: ce sentiment ne serait-il pas lui-même explicable par des lois? Quelle est la cause de ce sentiment? Il pourrait bien n'être que l'effet produit sur nous par des causes que nous ignorons. Il pourrait n'être, par exemple, qu'une illusion vitale, une ruse de la nature pour nous inciter à persévérer dans l'existence. L'argument est redoutable. Il met en lumière la faiblesse de l'argument de l'expérience de la liberté. Il révèle l'impossibilité de prouver la liberté par le sentiment.

3. Les lois de la pensée et du comportement

Nietzsche prétend au contraire que l'homme non plus n'échappe pas au déterminisme. L'homme ne jouit d'aucun privilège par rapport aux autres créatures. Il n'y a aucune raison de lui accorder un statut exceptionnel. Il n'y a pas de raison de penser que l'homme soit, dit Spinoza, «un empire dans un empire» (Ethique, intro à la troisième partie). L'homme, selon les partisans du libre arbitre, serait isolé, indépendant, comme une forteresse, à l'intérieur de cet empire qu'est la nature. Les lois qui déterminent tous les autres êtres seraient sans effet sur lui. Il ne connaît pas toutes les causes qui le font agir. Certaines peuvent être inconscientes. Quelles peuvent être ces lois? Si elles existent, on doit pouvoir en donner des exemples.
L'homme pourrait agir en vertu d'un déterminisme biologique -- sous l'effet de son hérédité, de ses gènes. Déjà au XIXème, Zola mit l'accent sur l'influence de l'hérédité (la Bête humaine, l'Œuvre). La notion d'influence est empruntée au domaine de l'astrologie. Elle suggère l'idée d'une action occulte. Certains psychologues (école criminaliste italienne, Kraepelin en Allemagne), admettent que la criminalité est induite par l'influence de l'hérédité. Kraepelin est l'inventeur du concept de "criminel-né", qui a connu une grande fortune au cinéma. La neurologie a mis en évidence le rôle de substances chimiques sur le cerveau -- le phosphore, le lithium, l'adrénaline, la dopamine, qui a l'effet indiqué par son nom, ou l'halopéridol (Haldol), qui a l'effet inverse. Si je me sens fatigué, cela dépend-il de moi, de mes choix de vie, d'un manque de volonté ? Peut-être est-ce plutôt que je manque de magnésium?
Ou encore selon une nécessité sociologique. Les chercheurs en sciences humaines [A quelle condition la scientificité des sciences de l'homme peut-elle être établie? La sociologie est-elle une science?] soulignent ceci que le comportement social est susceptible d'être décrit par des règles statistiques. Selon que j'appartiens à un milieu bourgeois ou ouvrier, il y a des chances que ma conduite ne soit pas la même. Voir les chiffres de l'INSEE ou la thèse de Bourdieu sur la reproduction des inégalités. Comment alors parler de liberté? L'économie, pur produit de l'activité des hommes, est régie par des lois. La psychologie sociale étudie l'influence du groupe sur l'individu. Les expériences de Milgram sur la soumission à l'autorité (mises en scène dans le film I...comme Icare) montrent à quel point est forte, même sur des esprits cultivés, l'influence d'autrui.
Ces motifs cachés, enfin, pourraient être d'ordre psychologique. Ma volonté peut être expliquée par tel sentiment, lui-même suscité par la présence de tel objet. Les partisans du libre arbitre prétendent que je suis capable de trancher entre deux possibilités, alors que rien ne m'incline d'un côté plus que de l'autre. Mais qu'en savent-ils? Peut-être est-ce que j'agis sous l'effet d'un motif inaperçu. Le geste le plus indifférent en apparence, comme poser d'abord à terre le pied droit plutôt que le gauche, s'explique peut-être par un motif dont je n'ai pas conscience. La psychologie moderne le confirme: il n'y a pas d'action sans motivation [cf. les petites perceptions de Leibniz]. La pensée obéit à des lois. Par exemple à une loi d'association. Des idées s'associent, pas de n'importe quelle façon, et de sorte que ces associations sont assez prévisibles.
L'homme est parfois même plus prévisible que la nature elle-même. Le sociologue Charles Gide avait déjà observé que le trafic des voyageurs sur la ligne qui suit le Rhône était plus régulier que le débit du fleuve. Si Bison futé arrive à faire son travail, c'est bien que les hommes sont prévisibles.Si la volonté elle-même subit les influences du dehors, peut-on continuer de croire, comme les stoïciens (et Florent Pagny), que rien ne peut m'enlever ma liberté de pensée? La manipulation, la propagande et la torture semblent prouver le contraire. Dans1984, le personnage principal, à force de souffrance, pense ce que son tortionnaire lui dit de penser, et finit par voir deux doigts quand on lui en montre trois, pourvu qu'on exige qu'il en voie deux.
Note:
1. "Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses" (Montesquieu, De l'esprit des lois, t. I, livre I, ch. 1).
2. "Une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques qui ont pour but de représenter un ensemble de lois expérimentales" (Pierre Duhem, la Théorie physique, I, 2).

III. « Difficile liberté » (E. Lévinas)

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Nietzsche prouve que l'on ne peut pas prouver la liberté. Toutefois, il ne prouve pas pour autant le déterminisme. Il se contente de formuler un soupçon: peut-être sommes-nous déterminés à notre insu? Si ce soupçon était vrai, il entraînerait une conséquence immorale, à savoir que nous ne serions pas responsables de nos fautes, puisque nous ne serions pas libres. Si tout est nécessité, les notions de crime ou de mérite perdent tout leur sens. Et Nietzsche l'admet, dans la suite du livre. Cependant, ce constat que la thèse nietzschéenne a une conséquence immorale ne suffit pas pour l'écarter: ce n'est pas parce que l'on voudrait qu'une thèse fût erronée qu'elle l'est pour autant. Ce sont ses fondements qu'il faut examiner.

1. Les particules élémentaires

Cette thèse repose sur une analogie entre la conduite humaine et la nature, qui est entièrement déterminée selon l'auteur. Mais les savants eux-mêmes hésitent à affirmer que tous les phénomènes soient prévisibles. Surtout depuis que le physicien Heisenberg a souligné l'indétermination irréductible du mouvement des particules («principe de Heisenberg», 1925). Il est certes possible de prévoir, si l'on augmente la température d'un gaz, dans quelle proportion sa pression va augmenter. Cette pression est le résultat de l'agitation de millions de particules qui viennent heurter les parois du récipient. Parce qu'elles sont en très grand nombre, on sait quel va être le mouvement de la plupart d'entre elles, d'où va résulter ce fait global qu'est la pression du gaz. Mais il est impossible de prévoir à coup sûr quel sera le mouvement de telle particule. On peut étudier le phénomène dans sa globalité, mais pas les particules prises individuellement. La vision des sciences que donne Nietzsche est datée. Il s'agit d'une conception positiviste, qui attribue à la science la capacité de prévoir de façon exacte.Mais depuis, les chercheurs ont révisé leurs ambitions. En particulier, la découverte de Heisenberg fut à l'origine de ce que l'on a qualifié de crise des sciences. A Heisenberg s'opposera un temps Einstein («Dieu ne joue pas aux dés»).
Au XIX ème, on tenait le hasard pour une apparence due à notre ignorance de la totalité des causes en jeu dans un phénomène. Au XX ème, Heisenberg affirme la réalité du hasard: les particules comme les photons ont des propriétés effectivement aléatoires. Cela supprime tout espoir d'atteindre une prédiction exacte. Aucun progrès technique, notamment des instruments d'observation, ne pourra lever cet obstacle. De plus, on sait que le modèle planétaire ne convient pas pour décrire les atomes: le mouvement des électrons ne peut être décrit comme une simple orbite, mais en termes de niveaux d'énergie; et ce n'est pas la gravitation qui assure la cohésion de l'atome, mais deux nouvelles forces, qu'on appelle interaction faible et interaction forte. L'analogie entre "les plus grands corps" et "le plus léger atome" ne peut être poursuivie très loin. Aujourd'hui, les savants, qui se nomment plus modestement des chercheurs, doutent de la prévisibilité de certains phénomènes. Certaines situations, météorologiques par exemple, sont qualifiées de "chaos déterministe". Elles sont si instables que la moindre imprécision dans la mesure de la situation de départ peut rendre complètement fausses les prévisions à long terme[Note]. Il suffit parfois d'un écart infime entre l'observation et la situation réelle pour fausser la prévision.

Or la thèse de Nietzsche reposait sur une analogie entre l'homme et la nature. Mais si la nature elle-même est imprévisible, que dire de l'homme?

2. Obligation et contrainte

Un second présupposé de la thèse de Nietzsche, dont l'examen critique peut être fécond, c'est l'assimilation de la liberté à l'imprévisibilité . Selon le philosophe, la prévisibilité est la preuve certaine que l'on n'a pas affaire à un être libre. C'est discutable. Admettons qu'un homme se soit donné pour principe de ne jamais mentir, et qu'il ait la force morale de s'en tenir fermement à ce principe. On pourra dire de sa conduite qu'elle est, au moins en partie, prévisible: on peut prévoir qu'en chaque occasion il dira ce qu'il pense être vrai. Peut-on dire pour autant que son action n'est pas libre? C'est lui-même qui s'est donné cette règle. Il a choisi d'agir ainsi constamment. C'est un choix.
Le sentiment d'obligation et la liberté ne s'excluent pas. Par exemple, si j'additionne à lui-même le nombre deux, je me sens obligé de reconnaître que la somme est égale à quatre. Le bon sens m'oblige à l'admettre. Mais c'est moi qui décide de choisir le parti le plus sensé. L'obligation suppose même la liberté. C'est en ce sens que Kant dit «tu dois donc tu peux». Se sentir obligé de choisir tel ou tel parti parce qu'il paraît le meilleur n'est donc pas la preuve que l'on est privé de liberté. Il serait absurde de choisir le parti contraire à celui qui nous paraît le meilleur afin d'être plus libre. Etre libre, c'est choisir conformément à la raison. Agir sans raison, comme le fait Lafcadio, c'est agir de façon déraisonnable, irrationnelle. L'acte gratuit est un acte absurde, qui s'apparente au caprice. Le caprice, loin d'être l'expression de la liberté, en est la négation. Le caprice est la volonté dépourvue de raison. Or, c'est justement quand j'agis sans raison, quand je renonce à l'usage de ma raison que j'ai le plus de chances d'être déterminé à mon insu. Ce faisant, je laisse le champ libre aux habitudes, aux réflexes, aux pulsions... Je m'en remets au hasard et du même coup j'abdique ma liberté. Faire tout ce que l'on désire, voilà une mauvaise définition de la liberté, car cela revient à se soumettre à ses instincts, à être esclave de ses pulsions. Lorsque l'on parle, dans la langue courante, de spontanéité, on a bien souvent en tête cette fausse opinion sur la liberté. En effet, la notion de spontanéité est ambiguë, le dictionnaire en témoigne. Elle pourra caractériser aussi bien un acte qui «vient des tripes», un acte instinctif ou qui relève du pur réflexe, qu'un acte libre. Or, un réflexe, c'est tout le contraire d'un acte libre. Comment ce mot de spontanéité a-t-il pu en venir à désigner à la fois une chose et son contraire? C'est que d'ordinaire, par liberté, on entend faire tout ce que l'on désire, obéir à ses penchants pour les satisfaire, ce qui constitue un contresens sur la liberté.
Liberté ne rime donc pas avec facilité, puisqu'elle n'est pas incompatible avec l'obligation. C'est au contraire quand je choisis conformément à la raison que je suis le plus libre. Faire n'importe quoi, la liberté d'indifférence, c'est, comme le reconnaît Descartes lui-même, «le plus bas degré de la liberté». Ce n'est donc pas parce que mon action est prévisible qu'elle est déterminée.

3. La liberté en situation

Deux conclusions partielles en réponse au texte de Nietzsche: les phénomènes naturels eux-mêmes ne sont pas aussi rigoureusement déterminés que le prétend l'auteur; de plus, la prévisibilité ne prouve pas l'absence de liberté. Reste le soupçon de Nietzsche, qui souligne que l'homme est soumis à la nécessité. Mais la nécessité annule-t-elle la liberté?
En fait, la liberté ne peut avoir de réalité que si elle est aux prises avec la nécessité. Une liberté indépendante de la réalité, à l'abri des influences du monde, est une fausse liberté. C'est le cas par exemple de la liberté telle qu'elle est conçue par les stoïciens [ Epictète, Manuel, I, 1]. Epictète distingue ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Mon corps, le vieillissement, la volonté des autres, voilà des choses qui ne dépendent pas de moi. Inutile donc de vouloir les changer. Autant plutôt les accepter comme elles sont. En revanche, ce qui dépend de moi, c'est tout ce qui est de l'ordre de la subjectivité: ma pensée, ma volonté, mes désirs. Descartes, s'inspirant de la doctrine stoïcienne, écrit: «il vaut mieux changer ses désirs que l'ordre du monde». Mais la liberté ne doit pas rester le simple pouvoir abstrait de vouloir. Il est vrai, en un sens, que l'esclave est cependant libre, dans la mesure où il est maître de sa volonté. Bien qu'emprisonné, personne ne peut lui ôter son libre arbitre. Il est libre, par exemple, de rêver qu'il s'évade.
Mais ce n'est là qu'un rêve de liberté. Sa liberté se réfugie dans le cocon de sa pensée ou de son imagination. Il demeure cependant esclave. La liberté, pour être réelle, doit se confronter au monde. Elle doit affronter la nécessité. Elle ne peut être qu'en se faisant. En ce sens, toute liberté est «en situation», selon l'expression de Sartre. La liberté est si elle est aux prises avec la nécessité. Pour être, elle doit nécessairement s'engager, par exemple dans l'action politique, au lieu d'être acceptation, comme le conseillent les stoïciens. On ne peut pas être libre si l'on choisit de s'isoler dans le confort douillet de sa conscience. Alors, on laisse les autres agir. Refuser ainsi d'assumer sa liberté, c'est déjà une façon de choisir. Si je ne choisis pas, d'autres choisiront à ma place et je serai responsable de leur choix. Il n'y a donc pas de liberté abstraite d'une situation, ou ce n'est pas une liberté réelle, mais seulement une possibilité qui reste inexploitée.
Toutefois, la liberté en lutte contre la nécessité n'aura-t-elle pas forcément le dessous? Que puis-je par exemple contre les forces de la nature?
Quand j'étais petit, et avant que j'eusse vu la mer, je croyais que les barques allaient toujours où le vent les poussait. Aussi, lorsque je vis comment l'homme de barre en usait avec les lois universelles et bridait le vent, je ne pris point coutume pour raison, il fallut comprendre. Le vrai dieu m'apparut et je le nommai volonté. En même temps se montra la puissance et le véritable usage de l'intelligence subordonnée. La rame, le moulin, la pioche, le levier, l'arc, la fronde, tous les outils et toutes les machines me ramenaient là, je voyais les idées à l'œuvre, et la nature aveugle gouvernée par le dompteur de chevaux. C'est pourquoi je n'attends rien de ces grandes forces, aussi bien humaines, sur lesquelles danse notre barque. Il s'agit premièrement de vouloir contre les forces; et deuxièmement, il faut observer comment elles poussent, et selon quelles invariables lois. Plus je les sens aveugles et sans dessein aucun, mieux je m'y appuie; fortes, infatigables, bien plus puissantes que moi, elles ne me porteront que mieux là où je veux aller.


ALAIN
Il ne s'agit pas de vouloir les transgresser. Cela est proprement impossible, à moins d'être magicien ou faiseur de miracles. En revanche, il est possible de se servir des lois naturelles pour les détourner à son profit. Ainsi, la nécessité servira de fondement à la liberté. «Le véritable royaume de la liberté ne peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, l'autre base, celle de la nécessité» dit Marx (le Capital, livre III). La liberté se fonde nécessairement sur un donné. Elle ne peut jamais s'exercer à partir de rien. Un auteur, même s'il est un créateur, s'inspire toujours de doctrines plus anciennes.
Vouloir se libérer de toute nécessité serait aussi absurde que le désir d'un marin qu'il n'y ait plus de vent. Certes, le vent est une gêne pour le voilier: s'il souffle de face, on ne peut aller contre lui; s'il est trop fort, il déclenche des tempêtes. Seulement, sans vent, le voilier ne pourrait avancer. Il s'agit donc d'utiliser des forces naturelles qui nous dépassent afin de les mettre à notre service. Transgresser les lois de la nature, cela supposerait des pouvoirs surnaturels qui ne nous sont pas donnés. Par exemple, je ne peux pas voler. Mais si je connais les lois de la nature, je peux tout de même atteindre ce but, par des moyens conformes aux lois naturelles. Sachant que sous un profil d'aile se crée une dépression et au-dessus une surpression qui assure la portance, je peux concevoir un aéronef. Le planeur, plus lourd que l'air, descend forcément -- par rapport à l'air. Mais si l'air monte suffisamment vite, le planeur peut monter par rapport au sol. Il descend à l'intérieur d'une masse d'air qui, elle, monte. Si l'air monte assez pour compenser le taux de chute du planeur, ce dernier, au total, gagne de l'altitude apr rapport au sol -- mais tout en descendant par rapport à l'air, c'est inévitable. Le titre de l'émission télévisée est bien choisi: ce n'est pas sorcier - entendons: ce n'est pas de la sorcellerie. La technique ne peut dépasser la nature, mais seulement se servir habilement de ses lois.

La nature ou la nécessité, qui semble l'ennemie de la liberté, est ce sur quoi la liberté s'appuie pour s'exercer. La nécessité est à la liberté ce que l'élément liquide est au nageur: un frein à sa progression, mais surtout la condition grâce à quoi il peut tenir sur l'eau et flotter. La liberté ne consiste pas à supprimer la nécessité, c'est impossible. La lutte contre la nécessité ne peut être une lutte en vue d'éliminer la nécessité. Mais plutôt un combat où l'on se sert de la ruse, où l'on utilise des forces contraires pour se les rendre profitables. Le moulin à vent rend conforme à nos besoins une force stérile et destructrice, en la transformant. Francis Bacon résume cette idée de la liberté: «On ne commande à la nature qu'en lui obéissant» . Il ne s'agit pas d'une liberté absolue: la nécessité s'impose à nous. Mais cela ne nous réduit pas à l'obéissance passive à la nature. Nous pouvons nous servir, par la ruse, des lois de la nature. Pour cela, il faut commencer par les connaître. C'est donc grâce à la connaissance que l'on pourra exercer sa liberté.
Il est vrai que nous pouvons être déterminés à notre insu par des causes que nous n'avons pas aperçues. Il faut donc les identifier pour s'en affranchir. Nous sommes d'autant moins libres que nous ignorons ce qui nous détermine. Je suis peut-être déterminé par des désirs inconscients. Mais ce travail sur soi qu'est la cure psychanalytique pourra m'aider à m'en défaire. Au contraire, si je les ignore, si je les laisse dans l'obscurité de l'inconscience, alors je serai déterminé à mon insu. De plus, l'insatisfaction irrite le désir. C'est lorsqu'un désir est empêché de se réaliser qu'il devient plus violent et cherche à se donner satisfaction par des moyens détournés, des moyens de substitution, comme la névrose. De même, les peuples qui ignorent leur passé se condamnent à le revivre. Ils se condamnent à répéter les mêmes erreurs. Un peuple sans mémoire est en danger. Une société est, dans une certaine mesure, le résultat de son passé. La nation française doit beaucoup à l'occupation romaine, à la monarchie de Louis XIV, à la révolution de 1789. Elle s'est constituée au fil de ces événements. Elle est le produit de traditions, de coutumes ancestrales, solidement enracinées. Si on les ignore, on se laisse entraîner par le poids des habitudes. Le changement devient possible si l'on prend conscience de l'influence de ce passé. Il en va de même pour l'individu. J'agis et je pense en fonction de mes préjugés. C'est seulement en faisant un effort pour les identifier que je peux m'en libérer. L'exercice de la pensée participe à cet effort de libération, décrit par Kant comme l'essence de la pensée des Lumières.

Conclusion :

"La liberté est comme la mer, dit Sartre: toujours recommencée". Elle est seulement un idéal. Seul existe l'effort de libération, qui ne peut être que progressif, et doit rester sans doute inachevé. La liberté n'est donc pas donnée, elle est à conquérir. C'est en ce sens qu'elle peut être un fardeau. La preuve, c'est qu'elle est parfois si insupportable que certains essaient d'y renoncer (cf. La Boétie, Discours de la servitude volontaire). Elle ne peut pas consister à faire tout ce que l'on désire. Il faut savoir obéir à certaines obligations, mais obéir n'est pas forcément être esclave. En outre, il faut compter avec la nécessité. Mais être libre, c'est justement se battre avec la nécessité, non de front mais en se servant d'elle.
Finalement, sommes-nous libres? Plus ou moins, cela dépend. Cela dépend de l'intensité de notre effort pour connaître et utiliser la nécessité, ou au contraire de notre abando aux forces naturelles, sociales et psychologiques qui alors nous gouvernent.

Note:
En 1963, Edward Lorenz constate que s'il simplifie les données météo à saisir dans son ordinateur, en n'entrant que trois décimales au lieu de la série complète, il obtient des résultats très différents.

Bibliographie :

  • Descartes, Méditations métaphysiques, IV
  • Sartre, l'Existentialisme est un humanisme
  • Spinoza, Ethique, III (Vrin)
  • André Gide, les Caves du Vatican (Folio essais)