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Philosophie - L'expérience instruit-elle?

INTRODUCTION

Comment un pur esprit, coupé de toute relation au monde, pourrait-il apprendre quoi que ce soit de neuf? C'est seulement grâce à nos sens que nous avons un contact avec le monde. Un esprit désincarné pourrait bien, à la rigueur, penser, mais sa pensée tournerait à vide, en rond, elle ressasserait indéfiniment les mêmes idées, à supposer qu'elle puisse forger des idées sans le secours de l'expérience. C'est l'expérience qui nous instruit, et sans elle aucune connaissance ne serait possible. On pourra en conclure que c'est sur l'expérience que repose notre connaissance. Notre instruction provient de ce qu'on appelle les "leçons de l'expérience". Cependant, l'expérience est-elle capable, à elle seule, de nous instruire, ou bien faut-il relativiser son rôle? Certes, elle nous fournit des informations sur le monde. Mais l'instruction se confond-elle avec une simple somme d'informations? Avoir de l'expérience, cela suffit-il pour être instruit?

I. L'expérience, source de toute connaissance

L'expérience sensible est au fondement de toutes nos connaissances. C'est la thèse que nous enseignent les empiristes Mais, pour vérifier que leur thèse est cohérente, il faut s'assurer qu'il est possible de reconstituer toutes nos connaissances à partir de la seule expérience.

1. Impressions et idées

C'est ce que fait Hume[notice]: il décrit la genèse de nos idées. Le principe de l'empirisme, c'est que toute connaissance vient de l'expérience. Les empiristes se reconnaissent dans l'adage aristotélicien : "Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu" (il n'y a rien dans l'entendement qui ne soit d'abord passé par les sens). L'esprit, à la naissance, selon une image empruntée à nouveau au vieil Aristote, est une "table rase" (De anima, II). Il n'y a pas de connaissances innées, déposées en nous par Dieu, comme le prétendent Leibniz et Descartes. L'âme ne conserve pas non plus le souvenir d'une vérité contemplée avant la réincarnation, comme le soutient Platon. L'esprit, à la naissance, est comme une tabula rasa, c'est-à-dire une tablette de cire vierge, comme celles où les Anciens écrivaient. Les connaissances viennent s'y imprimer après, par l'intermédiaire des sens. Les impressions sont la source de toute connaissance. Une impression, pour Hume, est l'effet suscité en nous par la présence d'un objet. Ces impressions laissent en nous des idées [note 1]. L'idée n'est pas la même chose que l'impression. Comment les distingue-t-on? Par leur degré de vivacité. Si je perçois le bleu du ciel, il aura plus de vivacité que l'idée de ce bleu; si j'essaie de me figurer, les yeux fermés, la couleur bleue, elle aura moins de vivacité que si elle était actuellement présente à mon regard. Les idées sont comme les copies des impressions, les traces laissées par l'original. La copie est forcément plus faible que le modèle. S'il faut distinguer deux sortes de connaissances, les impressions et les idées, les premières sont la source originelle de notre savoir, puisque les idées sont dérivées des impressions [note 2].

2. Genèse des idées complexes

Des idées simples dérivent nos idées complexes (composées). Les idées complexes, il est vrai, sont plus éloignées de l'expérience: elles ne sont pas des impressions, mais des idées; en outre, elles ont subi une combinaison. Mais elles trouvent tout de même, indirectement, leur source dans l'expérience. Toute connaissance, en dernière analyse, provient de l'expérience. Hume fournit l'exemple de l'idée d'une montagne d'or (Enquête sur l'entendement humain, II). Une telle idée, dira-t-on, ne saurait être empirique (dérivé de l'expérience sensible), car je n'ai jamais vu de montagne d'or. Mais il s'agit en fait de la combinaison de deux idées qui, elles, ont leur source dans l'expérience, de deux concepts empiriques - les idées d'or et de montagne. De la même manière, toute idée, même si elle semble purement rationnelle, purement a priori (le contraire d'empirique; employé par Hume, avant de l'être par Kant), doit avoir un fondement empirique. C'est l'imagination, faculté de combiner et d'associer, qui forme les idées complexes. Elle les produit, à partir des idées simples, selon plusieurs procédés: combinaison, augmentation ou diminution. Les monstres qui peuplent la mythologie n'ont pas été inventés à partir de rien, mais par combinaison. Ou encore, il est vrai que nous ne faisons jamais l'expérience de l'infini, car il dépasse nos facultés sensibles. Mais il est possible de considérer qu'une telle idée provient de l'expérience. Nous faisons l'expérience de la grandeur. Il suffit d'imaginer une grandeur sans limite. Ainsi tombe la prétendue preuve de Dieu par l'idée d'infini. Cette idée, selon Descartes, ne pouvait avoir été mise en nous que par Dieu. Mais il est plus simple de supposer qu'elle est forgée par l'imagination à partir de l'expérience. De même, l'idée d'éternité résulte de l'effort pour imaginer une durée illimitée. Il est possible enfin de réduire l'idée même de Dieu à des idées simples issues de l'expérience. Il semble n'y avoir aucune idée aussi éloignée de l'expérience que celle-là. Pourtant, on l'obtient en augmentant en imagination les qualités de l'esprit humain: Dieu est un esprit doué d'une bonté et d'une intelligence parfaites.

Notes:
1. "Toutes les perceptions de l'esprit humain se ramènent à deux genres distincts que j'appellerai impressions et idées" (Traité de la nature humaine, I, 1).
2. "Toutes nos idées simples à leur première apparition dérivent des impressions simples qui leur correspondent et qu'elles représentent exactement" (ibidem).

II. L'expérience commune

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Au fondement de l'expérience commune, ce que l'on appelle l'expérience de la vie, il y a une forme plus primitive d'expérience, que les philosophes appellent l'expérience sensible. Elle serait à l'origine, selon Hume, de toutes nos connaissances, même les plus abstraites. Cette thèse semble donner raison au sens commun qui fait de l'expérience une source de sagesse.

1. Avoir de l'expérience

Le sens commun fait de l'expérience une source de sagesse. Opposée au savoir livresque ou scolaire, l'expérience seule nous instruit de la façon d'agir dans la réalité.
a. Dans n'importe quel métier, c'est par l'expérience que l'on s'instruit. C'est par l'expérience, c'est-à-dire par la pratique seule que l'on acquiert une technique. Aucun livre ne saurait remplacer l'expérience quotidienne du médecin, appelé à consulter des patients, observer des symptômes et identifier des maladies. Ce n'est pas davantage de manière théorique que le chirurgien acquiert son savoir-faire. L'expérience, ou la pratique, l'exercice, la répétition dont résulte finalement l'habitude propre à celui qui est compétent, cela est irremplaçable. Que l'on n'aille pas croire que les vertus de l'expérience se limitent au domaine des activités manuelles. L'expérience est indispensable à tout homme d'action, comme à l'homme politique. Seule la connaissance des cas concrets, des situations singulières peut lui fournir la capacité d'appliquer avec habileté des principes généraux. En effet, les idées sont générales. Le théoricien, coupé de la réalité des situations concrètes, ignore la particularité des cas concrets. Seul celui qui a de l'expérience saura appliquer les idées générales aux cas particuliers. Il ne s'agit pas seulement d'avoir des idées justes, encore faut-il savoir à qui les appliquer, en quelle occasion, au bon moment - ni trop tôt ni trop tard. Cette vertu, Aristote la nommait la prudence. Elle consiste à savoir prendre la décision la meilleure relativement aux circonstances. C'est une vertu de stratège.
b. C'est par l'expérience que l'on apprend son métier, c'est aussi grâce à elle que l'on apprend à vivre. La prudence, indispensable à l'homme d'action, est aussi utile dans la vie quotidienne. Elle est associée communément à la maturité, il faut du temps pour l'acquérir. Elle permet d'éviter la répétition des erreurs passées. L'expérience nous donne des leçons. L'expression courante de "leçons de l'expérience" suggère que l'expérience est instructive. Vivre une expérience, quelle qu'elle soit, ce serait toujours enrichissant. ("cela vous fera une expérience"). Il est vrai que l'on se construit au gré des expériences accumulées au cours de son existence. Combien plus riches nous paraissent ceux qui ont "beaucoup vécu", les voyageurs et les aventuriers, parce qu'ils ont une expérience plus vaste et plus diverse que la nôtre. Cette connaissance concrète nous semble supérieure à une science toute théorique, apprise dans les livres, parce qu'il s'agit d'une connaissance directe, et non de seconde main. "Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que dans toute ta philosophie", dit un personnage de Shakespeare à Hamlet.
L'expérience, dit Claude Bernard, c'est "l'instruction acquise par l'usage de la vie". Il y a des choses que l'on ne peut savoir d'avance, mais seulement par l'usage. L'expérience est donc indispensable, elle doit nécessairement compléter l'éducation qui, sans cela, resterait abstraite.

2. Expérience et instruction

On remarquera cependant que l'expérience, à elle seule, n'apprend rien si elle n'est pas interprétée. Pour qu'elle soit instructive, il faut lui donner un sens.

a. Expérience et jugement.

L'expérience n'instruit que si elle est fécondée par l'intelligence. L'expérience seule ne saurait fournir une connaissance, car toute connaissance suppose un jugement. Mes sens ne me proposent qu'une donnée brute qu'il s'agit d'interpréter. Expérimenter, ou plutôt éprouver, ne consiste qu'à être impressionné par (comme le papier photographique), cela implique donc une passivité. Eprouver consiste seulement à recevoir une impression, qui n'est ni vraie ni fausse. Juger consiste à prendre position au sujet de ce donné - soit l'admettre comme vrai, soit le rejeter comme faux. Si je vois un objet grossir, cette impression peut être ou bien le signe d'un grossissement réel, ou bien plutôt d'un rapprochement de l'objet. A moi de donner le sens qui convient à ces données sensibles. Si je m'abstiens, si je ne juge pas, alors je ne connais pas. En outre, si je porte un jugement, celui-ci peut être erroné, d'où la possibilité des illusions des sens. Par conséquent, l'expérience ne peut m'instruire que si elle est accompagnée d'un jugement juste. A ces deux conditions seulement elle pourra m'instruire. En ce sens, on pourra conclure que les faits ne parlent jamais d'eux-mêmes.

b. Faire des expériences et avoir de l'expérience.

Il ne suffit donc pas d'avoir vécu des expériences pour être instruit. Mais cela ne suffit même pas pour avoir de l'expérience. Là où le Français doit se contenter d'un mot ambigu, les Allemands distinguent Experiment et Erfahrung. En effet, il ne suffit sans doute pas d'avoir "beaucoup vécu" pour être un homme d'expérience. L'accumulation et la diversité des expériences ne font rien à l'affaire. Pas plus que l'âge. On ne saurait confondre l'expérience avec l'ancienneté. L'expérience, la vraie, comme forme de sagesse, suppose une mise en ordre du vécu, et une réflexion sur lui. Cela autorise à rejeter un préjugé selon lequel toute expérience serait bonne, parce que toujours instructive. A celui qui s'apprête à passer un mauvais moment, on dit pour le consoler que, au moins, cela lui "fera une expérience". Mais il y a des expériences dont on se passerait bien. Selon ce préjugé, la souffrance elle-même serait instructive, parce qu'elle forge le caractère. C'est une façon assez discutable de valoriser et d'accepter la souffrance (des autres). Il n'est même pas certain que l'on apprenne à souffrir, c'est-à-dire que l'on s'y habitue à force de l'endurer. Plutôt que de nous instruire, elle a plutôt tendance à rendre amer. Au lieu de nous forger l'âme, elle tendrait plutôt à nous rendre durs comme du bois. "Il faut avoir bien peu d'amour de l'humanité pour penser que c'est en se brisant qu'une vie progresse" (Bertrand Vergely, la Souffrance, cité par Pascal Bruckner). Pour que la souffrance vécue nous apprenne quelque chose, encore faut-il qu'on parvienne à l'interpréter, à lui donner un sens. Or, bien souvent, elle apparaît comme une injustice absurde qui frappe au hasard.

c. Expérience et instruction.

Mais l'expérience elle-même ne se confond pas avec l'instruction. Certes, il y a une vertu de l'expérience. On ne peut pas comprendre certaines choses si on ne les pas vécues soi-même. Mais cette expérience n'est pas de même nature que l'instruction, et ne saurait se substituer à elle. Exemple: Socrate demande à Lachès, guerrier estimé pour son ardeur au combat, de définir le courage. Lachès répond d'un exemple: le courage, c'est rester à son poste malgré l'approche de l'ennemi. Voilà une réponse de spécialiste: Lachès ne connaît qu'une seule forme du courage, dans une situation particulière. Mais le courage guerrier n'est pas le seul, et il est sans doute bien différent du courage de lire un livre difficile, ou de celui qu'il faut pour déclarer son amour à une jolie femme. Cantonné à son expérience, Lachès ne sait pas donner une définition qui puisse recouvrir tous les cas et toutes les formes possibles. Il lui manque le sens de l'universel. Son expérience ne l'a pas instruit de la nature du courage. L'expérience ne suffit pas à nous instruire de la nature des choses. Leur nature, c'est leur essence, ce qu'il y a de commun à plusieurs choses de la même espèce. Des exemples ne suffisent pas à nous renseigner sur la nature des choses, ils ne nous montrent que des cas particuliers. Encore faut-il ensuite en extraire ce qu'il y a d'universel. Or, pour cela, il n'est pas nécessaire d'avoir une très longue expérience. Descartes analyse la nature des mathématiques à partir d'un exemple très simple (2+3=5). Avoir sous les yeux de nombreux exemples de choses belles ne m'apprendra pas ce que c'est que la beauté en soi. Seule la pensée me permettra de le découvrir. L'expérience me montre des exemples, mais ne fournit pas la connaissance de ce que Platon appelle les Idées.

III. La science moderne est-elle empirique?

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L'expérience sensible, selon Hume, est la source ultime de toute connaissance, sans exception. L'expérience entendue comme savoir-faire, ou comme apprentissage de la vie, en découle: elle repose sur l'observation. Elle-même est instructive. On devrait pouvoir faire le même constat au sujet de toute forme de savoir. Si Hume dit vrai, la science doit être empirique. Mais, en réalité, une étude de la méthode expérimentale nous montrera que l'expérience de physique, comme toute expérience, doit être interprétée.

1. La notion de fait scientifique

Il est vrai que le point de départ de la démarche scientifique est l'observation d'un fait. Mais le fait scientifique est-il purement empirique? Un fait, en lui-même, n'apprend rien si l'on ne sait pas ce qu'il faut y découvrir.

a. L'observation précédée de l'invention d'une hypothèse.

On n'apprendra rien si l'on ne sait pas quoi observer. Il ne suffit pas d'observer au hasard, en attendant que la nature nous dise quelque chose, mais il faut savoir lui poser les bonnes questions. Si l'on découvre un fait nouveau par hasard, il est probable qu'on ne lui trouvera pas de sens. Par exemple, l'ADN a été découvert dès le XIX ème siècle. A l'époque, c'était un simple fait. On a constaté que, dans les cellules vivantes, il y a un acide qu'on a baptisé ADN, sans savoir quoi faire de cette découverte. Cela n'apprend rien. En revanche, lorsque l'on a eu besoin, au siècle suivant, de confirmer certaines hypothèses de la biologie sur l'hérédité, ce fait est devenu fécond. L'expérience, réduite à elle-même, est muette. Une découverte ne peut pas être due au seul hasard ("le hasard ne favorise que les esprits préparés", disait Pasteur).
De la même façon, Galilée, au XVII ème siècle, a observé les phases de Vénus. Il découvre que la planète Vénus, comme la Lune, a des quartiers. Cette observation, en elle-même, ne présente aucun intérêt. Elle ne devient un fait scientifique que dans le cadre d'une théorie qu'elle permet de confirmer. Si l'on cherche, comme Galilée, à démontrer que les planètes tournent autour du Soleil, alors l'observation de Vénus devient intéressante. En supposant que l'une de ses faces est éclairée par le Soleil tandis que l'autre demeure dans l'ombre, on explique le phénomène et l'on peut en déduire la position de la planète par rapport au Soleil. On explique de la même façon les quartiers de la Lune, qui ne sont pas, comme on le croit trop souvent, produits par l'ombre de la Terre. Le fait scientifique n'est pas un fait brut, isolé. Il ne prend sens que par rapport à une question préalablement posée, ou par rapport à une hypothèse qu'il s'agit de vérifier. Ce n'est donc pas le fait qui est premier, mais le problème.

b. La notion de fait polémique.

Le fait est également significatif par rapport à une théorie concurrente. En effet, on ne formule une hypothèse qu'en vue de résoudre un problème. Le problème naît d'une contradiction entre le fait observé et une théorie antérieure, qui devrait pouvoir l'expliquer mais échoue à le faire. Par exemple, si Torricelli s'est intéressé, au XVII ème siècle, aux difficultés techniques rencontrées par les fontainiers de Florence, ce n'est pas par hasard. Les puisatiers remarquent qu'il est impossible d'élever l'eau d'un puits à plus de 10,33 m au-dessus de sa surface à l'aide d'une pompe constituée d'un cylindre et d'un piston. Ce fait met en question la physique d'Aristote qui expliquait l'ascension de l'eau dans une pompe par un principe anthropomorphique: la nature a horreur du vide. Ce principe permettait d'expliquer de nombreux phénomènes (le fait que l'eau s'engouffre dans le corps d'une pompe pour combler le vide laissé derrière lui par le piston). En revanche, il échoue à rendre raison de ce fait que l'eau ne monte pas à plus de 10,33 m. Pourquoi la nature cesserait-elle d'avoir horreur du vide à 10,33 m? Le fait scientifique n'est donc pas un fait brut, isolé. Il n'a de sens et d'intérêt que par rapport à une théorie antérieure qu'il met en question. Un fait isolé est stérile. Un fait scientifique est un "fait polémique" (Bachelard), c'est-à-dire en conflit avec une théorie antérieure. La théorie précède le fait, elle est première par rapport à lui. Le fait seul n'apprend rien.

2. Observation et expérience

a. "On expérimente avec sa raison".

Pour voir un fait scientifique, il ne suffit pas, comme le prétendait Magendie[note 1], "d'avoir des yeux et des oreilles". Il faut penser ce que l'on voit. Je ne vois bien que si je sais et si je comprends ce que je vois. Par exemple, Galilée observe Vénus. C'est un fait: Vénus a des phases. Mais la simple vision des quartiers de Vénus ne me renseigne pas si je ne raisonne pas, si je ne pense pas ce que je vois. Il faut interpréter. Il ne suffit pas de regarder, encore doit-on penser le mouvement et la position relative de chaque astre. En ce sens, "il faut être bien savant pour voir un fait" (Alain, Eléments de philosophie, II, 11).
C'est ce que fera comprendre cet autre exemple: Léon Foucault, au milieu du XIX ème siècle, met au point une expérience qui confirme le mouvement de rotation de la Terre sur elle-même, affirmé autrefois par Copernic. C'est le "pendule de Foucault". Il convie des personnalités du monde scientifique à assister à l'expérience; son invitation est formulée en ces termes: "vous êtes invités à venir voir tourner la Terre". En réalité, ce que l'on voit, c'est seulement un pendule qui se balance. On ne voit pas le mouvement de la Terre, seulement celui du pendule. Il faut comprendre l'expérience, penser le mouvement de rotation de la Terre. Pour cela, il faut d'abord admettre le principe de l'invariabilité du plan d'oscillation de tout pendule. En effet, tout pendule se balance dans un plan, en suivant un axe, une ligne. Or, ce plan est invariable, quel que soit le mouvement du support du fil. C'est-à-dire que si l'on fait pivoter le support où le pendule est suspendu, à condition de ne pas tordre le câble, cela n'affecte pas le plan d'oscillation.
Mais, Foucault découvre que le plan d'oscillation de son pendule se déplace[note 2]: il dévie lentement, il tourne d'une façon insensible. La sphère pendue au câble est prolongée, dans sa partie inférieure, par une pointe, qui laisse sur le sol une empreinte, qui trace une ligne; cette ligne se déplace lentement. Ce qu'il s'agit de comprendre, c'est que ce mouvement de déviation n'est pas un mouvement réel, mais un mouvement apparent, relatif (comme dans le cas du voyageur qui croit que le train où il se trouve démarre, alors que c'est le train sur la voie d'à côté qui part), signe d'un autre mouvement, réel celui-là: celui de la Terre. Ce qui bouge, ce n'est pas le plan d'oscillation du pendule, mais tout ce qui est autour de lui (la salle, les murs, le sol, solidaires de la Terre). Le plan d'oscillation est invariable, immobile; ce qui tourne, c'est donc la Terre. L'apparence, c'est que le pendule tourne par rapport au sol et aux objets; en réalité, c'est le sol qui tourne. On le voit, l'invitation de Foucault à "voir tourner la Terre" est une façon de parler. Le fait scientifique n'est pas empirique, mais construit par la pensée. Le fait purement empirique n'est pas instructif.

b. "La bonne physique est a priori".

Le fait scientifique, par conséquent, est à distinguer de la simple observation naturelle, quotidienne. L'observation est purement empirique; l'expérience scientifique est construite et pensée. Cette dernière - l'expérimentation - est à distinguer de l'expérience comme connaissance sensible puisqu'elle requiert non seulement l'usage des sens, mais encore celui de la raison. Par exemple, l'observation d'une feuille morte qui tombe, ballottée au gré du vent, est empirique et, précisément pour cette raison, n'a rien qui puisse donner lieu à une expérience scientifique. Pour étudier la chute des corps, Galilée, lui, fait rouler des boules sur un plan incliné. Ce que l'on voit alors, ce sont des corps qui roulent, non qui tombent. Mais Galilée comprend que l'essentiel, c'est ce qu'il pense, non ce qu'il voit - or, le mouvement de rouler est un cas particulier de la chute.
De même, l'observation que l'eau d'un puits ne monte pas à plus de 10,33 m n'est pas encore un fait scientifique. Le fait scientifique, c'est l'expérience élaborée par Torricelli afin de confirmer son hypothèse sur l'existence d'un poids de l'air. la Terre, selon lui, baigne dans un océan d'air, une masse d'air qui l'enveloppe et exerce une pression à sa surface. C'est le poids de l'air, appliqué à la surface de l'eau du puits, qui la fait monter dans le cylindre de la pompe. Le poids de l'air équivaut à celui d'une colonne d'eau de 10,33 m de hauteur (et dont la base a une surface de 1 cm²). Si l'on remplace l'eau par un liquide plus dense, c'est-à-dire plus lourd, il montera moins haut, dans une proportion qu'il est facile de calculer si l'on connaît la densité du liquide. Torricelli fait l'expérience avec du mercure, quatorze fois plus dense que l'eau. Il prévoit que le mercure montera quatorze fois moins haut, c'est-à-dire à 76 cm. Il remplit à ras bord un tube de mercure qu'il renverse, côté ouvert, sur un récipient plein du même liquide. Le mercure descend dans le tube pour s'arrêter à 76 cm. Ici, on n'a pas affaire à une simple observation, mais à une véritable expérience scientifique. Ce qui caractérise l'expérience scientifique, paradoxalement, c'est qu'elle n'est pas empirique. En effet, non seulement elle suppose une théorie antérieure et une hypothèse qui la précède, mais encore elle est pensée, construite. En outre, le fait scientifique, la réalité que le physicien étudie, n'est pas sensible. Le fait scientifique est une loi, c'est-à-dire l'expression d'un rapport constant entre des phénomènes. La loi physique est exprimée sous la forme d'un rapport mathématique. Par exemple, le poids de l'air est pensé sous la forme d'un rapport que l'on peut écrire ainsi:
h1/ h2 = d1/ d2,
Où " h " représente la hauteur, " d " la densité, et " 1 " et " 2 " chacun des deux liquides. La pression atmosphérique n'est pas une donnée de fait, une donnée sensible; personne ne l'a jamais vue, ni sentie de façon directe. C'est un être scientifique, une entité théorique, bref un concept, c'est-à-dire une idée générale et abstraite... La physique moderne fourmille de tels concepts: la notion d'attraction universelle, découverte par Newton, est si peu empirique qu'elle a été qualifiée de force occulte par ses adversaires; celle de masse négative ne correspond à rien que l'on puisse observer. Un trou noir, par définition, ne peut être observé de façon directe. Le réel du physicien, personne ne le verra jamais: c'est une réalité non empirique, mais abstraite et mathématique. C'est précisément la nature même de la révolution accomplie dans les sciences par Descartes et Galilée: "je professe nettement ne reconnaître aucune autre substance aux choses matérielles que cette matière que les géomètres appellent quantité" (Descartes, Principes de la philosophie, II, 64). Les choses matérielles epuvent être étudiées du point de vue de la quantité, donc de façon mathématique.

CONCLUSION :

L'expérience instruit-elle? A elle seule, elle ne peut que fournir une information brute qui n'a pas encore le statut de connaissance. Le cas de la connaissance scientifique permet de le vérifier. Bien qu'elle soit expérimentale, la démarche scientifique n'est pas empirique. L'expérience de physique n'a rien de commun avec une simple observation, elle exige, plus qu'ailleurs, le recours à la théorie et à la raison. Par conséquent, celui qui prétend se passer d'instruction, et qui croit pouvoir se contenter de son expérience, se trompe. "Moi, tous les matins, j'ouvre ma fenêtre et je m'instruis". Soit, mais qu'est-ce que je vois? Que le Soleil se lève? Eh bien, précisément, cela est faux.

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Notes:
1. Biologiste français du XIXème.
2. Il s'agit donc d'un fait polémique, qui semble récuser le principe d'invariabilité. En réalité, ce principe n'est pas réfuté. L'explication trouvée par Foucault permet de le conserver.
Bibliographie:
Hume, Enquête sur l'entendement humain, I (GF-Gallimard)
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale
Alexandre Koyré, Etudes d'histoire de la pensée scientifique: Une expérience de mesure; Galilée et la révolution scientifique du XVIIème (Gallimard, coll.Tel)