Citation du jour:

N'oubliez pas de faire un don. Nous avons besoin de votre aide en ces temps difficiles.Faire un don.

Philosophie - Les sens sont-ils trompeurs ?

Introduction

Mes cinq sens sont d'une importance vitale puisqu'ils m'informent de la présence d'un danger ou au contraire de la présence d'une chose utile à ma survie. De plus, ils sont mon seul lien avec le monde extérieur. Par conséquent, la question de leur fiabilité, dans le cours quotidien de l'existence, ne se pose pas. Nous agissons en supposant leur véracité. Sans cette foi en leur valeur, la vie serait impossible. Pourtant, il arrive parfois que ma connaissance sensible soit prise en défaut. Qui, en effet n'a jamais été abusé par une impression, une vision ou un bruit qu'il a pris pour ce que cela n'était pas ? L'expérience de l'illusion met en doute la valeur de la connaissance par les sens. En toute rigueur, pour être sûr de ne pas me tromper, je devrais m'abstenir de me fier à eux, je devrais suspendre mon jugement à leur égard. Mais cette décision même n'indique-t-elle pas que l'erreur provient d'un faux jugement, et non des informations sensibles elles-mêmes ?

I. L'évidence sensible

Les sens sont habituellement considérés comme véraces, et même tenus pour un critère infaillible de vérité. "Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens", écrit Descartes (Méditations métaphysiques, I), que l'on ne peut soupçonner de crédulité. La connaissance sensible, en effet, parce qu'elle est une intuition directe de la réalité, est supérieure à la connaissance par ouï-dire, connaissance rapportée et de seconde main. C'est pourquoi l'apôtre Thomas, celui qu'on appelle l'incrédule, ne croit que ce qu'il voit. Alors que les connaissances théoriques sont affectées d'une incertitude qui varie en raison de leur complexité et de leur éloignement par rapport à l'expérience sensible, je ne doute pas de ce que je sens. Ainsi, lors d'un procès, les dires d'un témoin oculaire seront d'un grand poids. Un flagrant délit sera même tenu pour une preuve. Si quelqu'un s'avise d'affirmer que je n'ai pas vu ce que pourtant je suis certain d'avoir vu, j'aurai la pénible impression d'être pris pour un fou. Seul le fou pourrait ne pas savoir ce qu'il voit, tant l'évidence sensible est infaillible. Ce que j'ai vu, vu de mes yeux, personne ne pourra me persuader que cela n'était pas réel.
La sensation est tenue pour un critère de vérité. Pourtant, elle n'est pas infaillible. En effet, il semble que mes sens soient au moins parfois trompeurs, par exemple lorsque je suis victime d'une illusion sensible.

II. Les illusions des sens


Je suis parfois victime d'illusions, c'est un fait. Il est arrivé à chacun, apercevant un vague reflet, de le prendre pour une chose réelle. J'aperçois, à la lisière de mon champ de vision, de façon confuse, un objet qui bouge. Je tourne la tête. Ce n'était qu'une ombre. Mes yeux m'ont trompé. Certains exemples sont connus depuis l'Antiquité et servent de fondement à toute argumentation sceptique. Ainsi, l'illusion de la rame brisée : la rame, plongée dans l'eau, semble tordue. Ou encore la tour carrée qui, de loin, paraît ronde. Un sceptique moderne pourra ajouter la double flèche de Müller-Lyer: la seconde, ouverte, paraît plus longue.

La connaissance sensible est également relative et subjective, c'est-à-dire qu'elle dépend du sujet, de l'individu. Un aliment doux pour l'un sera amer au palais de l'autre. L'un pourra avoir chaud quand le frileux a froid. Des deux, il faut bien que l'un ait tort. Ce n'est donc pas seulement ma vue, ce sont tous mes sens qui sont susceptibles de me tromper.
Faut-il en conclure, du fait de la réalité des illusions, que, de façon générale, mes sens sont trompeurs ? Cette induction est-elle légitime ? A partir de quelques cas, sommes-nous autorisés à généraliser ? Une telle généralisation, en effet, est abusive. Je ne peux pas affirmer que mes sens soient toujours trompeurs. Cependant, si je ne veux plus me tromper, et si je veux être rigoureux, il vaut mieux que je cesse de leur accorder ma confiance : " J'ai quelquefois éprouvé que mes sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés " (Descartes, Méditations métaphysiques, I). Descartes passe de "quelquefois" à "jamais", au nom de la prudence. Il décide de considérer ses sens comme trompeurs, il met en doute toute connaissance empirique. Il se résout à suspendre son jugement, c'est-à-dire à ne plus accepter comme vraie aucune connaissance issue d'une sensation.
Mes sens me trompent parfois. Il serait donc prudent de les tenir pour trompeurs et de m'abstenir de tout jugement qui repose sur une donnée sensible. Mais cela n'est-il pas l'indice que toute erreur provient d'un jugement erroné ? Cela ne m'indique-t-il pas du même coup une solution pour éviter l'erreur ?

III. Origine des illusions des sens

Ce ne sont pas les sens eux-mêmes qui me trompent. Une simple donnée des sens, une simple information sensible n'est pas encore une connaissance. A ce niveau élémentaire, l'erreur ne peut pas encore s'introduire. Seule une connaissance peut être fausse. Or, la connaissance suppose une donnée mais aussi, en plus, un jugement qui s'exerce sur elle pour l'accepter comme vraie ou la rejeter. Si je vois une forme blanche dans le noir, on ne peut pas encore qualifier d'erreur cette vision. Mais si j'affirme avoir vu un fantôme, alors il se pourrait bien que je sois en train de brouter les pâturages de l'erreur. C'est seulement à partir du moment où je juge qu'une idée ou une sensation est vraie ou fausse que j'entre dans le domaine de la connaissance et que je prends le risque de me tromper. C'est cela qui permet à Epicure de soutenir la thèse paradoxale selon laquelle toute sensation est vraie. Toute sensation, comme donnée élémentaire de la sensation, en effet, est vraie. Si je m'en tiens à la sensation, sans rien affirmer à son sujet, je ne risque pas de me tromper - mais ma connaissance ne risque pas de s'enrichir. Je me trompe, explique Epicure, par l'opinion, c'est-à-dire par le jugement que j'ajoute à la sensation. Si je vois, au loin, une tour qui me paraît ronde, il est indiscutable que je la vois ronde. Mais si j'ai l'imprudence de juger que la réalité est conforme à ma sensation, je peux me tromper. Dans toute perception intervient donc une action de l'esprit. L'esprit est à l'œuvre dans toute perception, qui n'est donc pas un acte simple et purement sensoriel, mais un acte composé, l'effet conjugué de l'action des sens à quoi s'ajoute un jugement. Quand je vois, du haut de ma fenêtre, dit Descartes, des gens qui passent dans la rue, je dis que ce sont des hommes. Mais est-ce que je le vois ? Tout ce que je perçois, d'en haut, ce sont des chapeaux et des manteaux. La qualité d'homme n'est pas une donnée sensible. Par conséquent, à partir de ce que je vois, je juge que ce sont des hommes, j'interprète ma sensation. De même, dit Alain dans les Eléments de philosophie, si un dé est posé devant moi, j'affirme que c'est un cube. Pourtant, je ne vois pas que c'est un cube. Un cube comporte six faces. Or, de l'objet posé devant moi, je ne peux voir que trois faces à la fois. Donc, je suppose qu'il possède aussi trois faces cachées, et je ne fais donc que supposer qu'il s'agit d'un cube. C'est parce que l'esprit ajoute quelque chose à la perception que l'erreur est possible. La perception n'est pas passive mais suppose l'intervention de l'esprit, source possible de l'erreur.
Par le conseil de nous abstenir de juger, Descartes nous indique la source de l'erreur : elle provient du jugement, et non des sens, qui se contentent de fournir un matériau au jugement. C'est moi qui suis responsable de l'erreur. En effet, j'ai le moyen de ne pas me tromper. Comment ?

Les erreurs sont régulières, elles obéissent à des règles, elles ont lieu dans des circonstances déterminées, donc prévisibles. La connaissance peut ainsi me mettre à l'abri de l'erreur. Par exemple, si le bâton plongé dans l'eau apparaît brisé, c'est en vertu d'une loi d'optique expliquée par Descartes (mais découverte avant lui par Snell): la lumière se diffuse différemment selon le milieu, dans l'air ou dans l'eau, c'est pourquoi la position du bâton semble différente sous la surface. Connaissant cette loi, j'évite de me laisser abuser. Ma raison est capable de redresser le bâton que mes yeux voient courbé. La capacité de percevoir n'est pas innée. C'est une disposition à cultiver. On apprend à voir, comme montré ci-dessus. On apprend aussi à entendre. La gamme blues, inventée par les noirs, a paru d'abord discordante aux oreilles des blancs. Couramment employée dans toutes les musiques populaires actuelles, elle ne choque plus personne. C'est le résultat d'une formation de l'oreille, d'un apprentissage, d'un travail de culture. La relativité des impressions sensibles, le fait que l'on puisse percevoir différemment les qualités sensibles des objets, ne prouve pas forcément que nos sens nous trompent, mais qu'il y a une part de culture dans la perception. Le mélomane perçoit deux violons quand je n'en entends qu'un; un accord paraît harmonieux à l'un tandis qu'il écorche l'oreille de l'autre; on n'est plus effrayé par l'arrivée d'un train, au cinéma, comme l'ont été les premiers spectateurs: c'est que les sens s'éduquent.

Conclusion

L'argument des illusions sensibles ne justifie pas une attitude sceptique - d'ailleurs intenable- qui consisterait à rejeter toute connaissance sensible. Le fait des illusions ne nous livre pas au chaos. Ces illusions ne sont pas arbitraires, mais arrivent pour des raisons précises qu'il est possible de connaître. Ainsi, il est possible de corriger ses illusions par le raisonnement et de remédier à la relativité des sensations par la culture. Il faut penser ce que l'on voit. Mes sens ne sont pas trompeurs, ils me livrent des informations brutes qu'il est de ma responsabilité d'interpréter justement. Je ne peux pas dire que je suis victime d'illusions, puisque je suis capable de les corriger.


Note:
1.Vérace n'est pas un synonyme de vrai, mais le contraire de trompeur. Celui qui est sincère est vérace.
2.L'induction est le raisonnement qui consiste à formuler une règle générale à partir d'un cas particulier : j'ai un ami auvergnat qui est pingre. J'en conclus que les Auvergnats sont avares. C'est illégitime.