Citation du jour:

N'oubliez pas de faire un don. Nous avons besoin de votre aide en ces temps difficiles.Faire un don.

Philosophie - Le beau est-il relatif ?

Mots-clés: le beau est-il relatif, règles de l'art, critique du jugement


Introduction

Il nous semble aujourd'hui admis que la beauté est relative. Ce fut la conséquence de la découverte d'autres formes d'art, d'abord avec la conquête du Nouveau Monde, puis avec celle de "l'art nègre". Ce qui plaît aux uns ne plaît pas forcément aux autres, et nul ne semble pouvoir s'ériger en juge sous peine de passer pour intolérant et prétentieux. "On ne discute pas des goûts", c'est bien connu. Seulement, on devrait se méfier de ce qui paraît bien connu car, pour cette raison même, on le connaît souvent très mal. L'idée que le beau est relatif nous paraît évidente, mais elle ne l'a pas toujours été. Il a même paru évident que la production de la beauté reposait sur la mise en œuvre de règles immuables (règles techniques), des canons de la beauté. Et comment expliquer que certaines œuvres fassent l'objet d'un consensus, sinon parce que chacun y reconnaît la présence de la Beauté?

I. Le beau est dans les choses

Il nous paraît aller de soi que la beauté est relative. Mais, jusqu'au XVIIIème, il paraissait évident aux artistes et aux philosophes que la Beauté soit une valeur universelle et absolue.

1. La Beauté

Socrate, dans Hippias majeur, demande à son interlocuteur ce qu'est la Beauté. Hippias la définit: la Beauté, c'est une belle jeune fille. Socrate remarque qu'il s'agit d'une mauvaise définition. Ce n'est même pas une définition, mais un exemple. Or, ce qu'il s'agit de découvrir, c'est l'essence de la Beauté, ce qui est commun aux multiples choses belles. C'est comme si, à la question: qu'est-ce que la République, on répondait: c'est la république française. Ce qui est à découvrir, c'est la Beauté en soi. La belle jeune fille est seulement un cas particulier, une incarnation singulière de la Beauté. Elle est la Beauté réalisée sous une forme particulière, et sans doute imparfaite. Elle n'est pas la Beauté idéale. La Beauté est ce qu'il y a de commun aux multiples choses que nous jugeons belles. Chacune réalise de façon plus ou moins approchée cette perfection qu'est la Beauté. Les choses sont belles parce qu'elles imitent, imparfaitement, cet idéal de Beauté. Elles sont comme des images de la Beauté: l'image est toujours inférieure à son modèle. La Beauté est donc une idée. Elle n'existe nulle part dans la réalité sensible. Je ne peux pas rencontrer la Beauté, pas plus que je ne peux croiser l'homme en général, mais seulement des êtres beaux, ou tel homme. Cependant, elle est une réalité, d'ordre intelligible. Elle a une existence réelle - pas pour les yeux, mais pour l'esprit. Elle ne peut pas être vue, mais elle peut être pensée. Cette thèse est reprise par Saint Augustin: "Tout ce qui est beau et que les âmes transmettent aux mains artistes provient de cette Beauté située par-delà les âmes et à laquelle mon âme aspire nuit et jour" (Saint Augustin, Confessions, XI). Noter opposition entre "tout ce qui est beau" et "la Beauté" : multiplicité et diversité / unicité. Est une aspiration jamais atteinte, un idéal. L'Idée du beau est universelle et immuable, à l'inverse des choses belles, qui sont multiples, diverses, qui peuvent perdre leur beauté, ou paraître plus ou moins belles selon les circonstances. Cette idée existe, elle a une réalité: il doit y avoir une idée universelle du beau, sans quoi nous ne saurions reconnaître la beauté quand elle nous est présentée. La diversité des opinions, elle, peut s'expliquer par la méconnaissance. On attend donc une définition de la Beauté. Mais Platon échoue, dans Hippias, à définir la Beauté en soi. Cependant, d'autres, des artistes, ont pensé y parvenir

2. Les règles de l'art

a. Les lois de l'harmonie.

La Beauté étant quelque chose d'objectif, qui peut être reconnu par n'importe quel sujet, elle peut donc être définie et produite à condition d'observer certaines règles techniques. L'art serait donc une technique pour produire le beau (une technique = un ensemble de moyens ou de règles pour aboutir à un résultat). En quoi consiste donc la Beauté ?
Elle réside, a-t-on pensé, dans une proportion, ou une harmonie. En effet, on dira couramment qu'un bel homme est un homme bien proportionné. A l'inverse, la difformité et la disproportion sont assez invariablement jugées laides. La laideur, pour l'âge classique, vient de ce qu'un élément est trop gros, ou trop petit par rapport aux autres, ou manquant, ou ajouté du dehors. La beauté visible consiste en une harmonie, comme en musique. La beauté des sons suppose leur accord. Or, cet accord peut se calculer de façon mathématique. Ce n'est pas un hasard si la théorie musicale a été fondée par des mathématiciens comme Pythagore. Entre la longueur d'une corde et la hauteur de la note produite, le rapport est mathématique, les deux sont proportionnels. Un accord parfait est constitué d'une fondamentale, de la tierce et de la quinte. Invariablement, un tel accord produit un son jugé harmonieux. Comment expliquer ce fait, sinon qu'il est dans la nature même de ces sons d'être harmonieux? Ces notes sont belles. Ce n'est pas seulement que nous les jugeons belles: elles sont belles. Au contraire, l'assemblage d'une fondamentale et de la seconde produit au mieux un son étrange, voire discordant, à notre oreille. Il en va de même pour les gammes: elles sont définies par certains rapports, certains intervalles mathématiques. Le La équivaut à une fréquence de 440Hz. Il est donc défini de façon on ne peut plus objective.

Ce sont presque les mêmes. Car toutes les gammes doivent respecter les mêmes intervalles, sous peine de sonner faux.Quelle que soit la note de référence (do dans gamme de Do), il faut garder les mêmes intervalles. Dans une gamme de Do, ou de ré, ou n'importe laquelle, on retrouve les mêmes intervalles, la même alternance de tons et demi-tons.
Mais, pour respecter cette succession, dans la gamme de Ré, on trouve un Fa# à la place du Mi, sinon il manquerait un demi-ton.
Il y a une structure mathématique de la beauté des sons. Il se trouve que l'accord entre une note et sa tierce paraît harmonieux. C'est ainsi. C'est dans la nature.

b. La théorie des proportions.

Pourquoi ne pourrait-on pas créer une belle statue de la même façon, grâce à des règles mathématiques définissant une harmonie, une proportion? Puisque l'on reconnaît en général comme condition de la beauté visible une certaine proportion, tandis que la disproportion nous paraît laide, pourquoi ne pas admettre qu'elle est calculable? Or, rien n'est plus objectif, et donc moins relatif qu'un rapport mathématique. "La proportion est la commensurabilité de chaque partie singulière de l'œuvre au moyen d'une unité de mesure déterminée ou module" (Vitruve, De architectura). "La beauté consiste dans une harmonie et dans un accord des parties avec le tout, conformément à des déterminations de nombre, de proportionnalité et d'ordre, telles que l'exige l'harmonie, c'est-à-dire la loi absolue et souveraine de la nature" (Alberti).C'est une transposition des notions musicales d'harmonie et d'accord aux autres domaines. La proportion: convenance des parties entre elles, en particulier du point de vue de leurs dimensions. Rien ne doit être trop gros ou trop petit par rapport aux autres éléments, mais le rapport de chaque partie au tout doit être identique. Idée de loi naturelle et universelle. Peut-on dire qu'il existe une proportion naturelle? Des dimensions qui, par nature, nous plaisent? En musique, certains accords sont consonants. Il existe aussi une norme pour la beauté visible, fourni par la nature: les proportions du corps humain. Certains ont essayé de codifier ces proportions, de trouver quelle est la commune mesure entre les différentes parties du corps. Vitruve propose: le corps est bien proportionné si la tête = la huitième partie du corps. Vinci fait un dessin à partir du canon de Vitruve. Le Corbusier propose le Modulor. Le beau repose sur l'harmonie des formes et des volumes, mais aussi des couleurs. Augustin: la beauté corporelle est "la juste place des parties avec la caresse des coloris". Des couleurs se conviennent mutuellement, d'autres pas. De même pour les parfums, qui se définissent par une note de tête, une de cœur, une de fond. Voilà qui rappelle l'accord en musique. Le nombre d'or est une proportion particulière. C'est une proportion qui plaît, que l'on retrouve par exemple dans les principales églises romanes d'Auvergne. Ces églises donnent en effet une impression d'équilibre. Il est possible que cette harmonie s'explique par l'usage de cette proportion qu'est le nombre d'or, Φ.

C         B    A
Le rapport entre le petit segment AB et le grand segment BC est le même qu'entre le grand segment BC et le tout AC :
AB/BC = BC/AC = un nombre irrationnel =±1,618. On en trouve l'usage même chez des peintres modernes comme Mondrian et Seurat

c. En littérature.

L'idée d'une universalité de la beauté se retrouve dans d'autres formes artistiques, par exemple littéraires. Le théâtre classique a le goût de la proportion et de la symétrie, comme dans les jardins à la française: la tragédie se joue en cinq actes. Boileau fait reposer la beauté sur l'harmonie et l'unité :
"Qu'un un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli"
(Art poétique).
Ainsi, la Beauté pourrait être définie, et même dévoilée, grâce à des règles immuables. Mais l'affirmation d'une Idée permanente du beau, identique à travers les âges, indifférente au devenir, se heurte à plusieurs objections, dont la plus redoutable nous est enseignée par les historiens : les conceptions du beau varient selon les époques.

II. Le beau est dans l'esprit


Si le beau était objectivement déterminable, alors on pourrait dire de certains jugements de goût qu'ils sont vrais, tandis que d'autres sont faux. Il y aurait donc un bon et un mauvais goût. Mais si l'on ne veut pas être taxé de prétention et d'intolérance, il vaut mieux tenir compte de ce que la beauté a une histoire: on constate une évolution des normes du goût.

1. Des canons à géométrie variable.

Plusieurs artistes ou théoriciens ont proposé des canons, ou modules. Par exemple, Vitruve: la tête doit égaler le huitième du corps. Mais on constate que la proportion jugée idéale change selon les auteurs. Pour Polyclète, le corps doit mesurer 7,5 fois la tête. Pour Dürer, le corps = 7 têtes. Les Egyptiens ont varié eux aussi. Le Corbusier a proposé un canon baptisé Modulor. Mais il a changé d'avis: le gabarit fut d'abord le corps d'un homme mesurant 1,75 m; puis il l'a porté à 1,825 m. Vitruve avait dit que le corps d'un homme bien fait devait s'inscrire à la fois dans un cercle et un carré dont le centre serait le nombril. Léonard de Vinci a fait un dessin d'après les proportions de Vitruve. Mais il a été obligé de modifier ces proportions. Le centre du carré est au niveau du pubis. Il s'agit d'un homme plutôt petit et trapu.

2.Une histoire de la beauté

 La beauté a une histoire: elle évolue. Le beau ne serait donc pas objectif et absolu. Mais alors, à quoi donc est-il relatif? A une culture, c'est-à-dire une époque et un lieu. On sait bien, aujourd'hui, que les idées des hommes sur la beauté, leurs préférences, varient en fonction des cultures. Cette diversité est mieux connue aujourd'hui grâce aux progrès de la connaissance historique, en particulier de l'histoire de l'art, qui a permis de comparer nos propres modèles à ceux d'autres civilisations - qu'il s'agisse de la beauté naturelle, celle des corps, ou de la beauté en art. La beauté a une histoire; cela suffit à prouver qu'elle n'est pas immuable. A l'époque de Rubens ou de Botticelli, la beauté féminine supposait de la rondeur, tandis que dans notre société s'est imposé le modèle de la femme mince. Pour les poètes classiques, la condition de la beauté était la blancheur. Seules les paysannes avaient le teint hâlé. On utilise la céruse, qu'on découvrira être un poison. Aujourd'hui le goût a changé. Cette prise de conscience a fait suite notamment aux voyages d'exploration, elle date du XVIII ème siècle. Ainsi, Voltaire note qu'à l'inverse de l'Européen, le Guinéen préfère la peau noire. Et que pour le crapaud, l'idéal du beau est sans doute la crapaude! Dans un autre domaine, notre goût pour les paysages de montagne date du XVIII ème, en particulier de Rousseau, et du romantisme. Fontenelle, Diderot, tous remarquent ce changement des goûts selon les époques et les cultures.

3. Beauté et plaisir

Un défaut des canons, c'est de donner des figures figées. L'usage de canons par les sculpteurs égyptiens en est un bon exemple. Ils conviennent tant qu'il s'agit de représenter des personnages immobiles. Cela leur confère dignité et solennité, c'est parfait quand il s'agit de dieux. Mais on associe volontiers le beau à la vie et à la santé, donc au mouvement. La statuaire grecque aussi a quelque chose d'un peu raide. Les statues réalisées selon un canon manquent de naturel. Les jardins à la française sont le symbole du goût classique. Mais on peut préférer la nature bien vivante. Selon Baudelaire, le beau est "multiforme et versicolore" (Exposition universelle de 1855). La beauté, c'est ce qui suggère le sentiment de la vie, de la création, de l'inattendu.
Comment expliquer que nous trouvons beau ce qui suggère la vitalité? C'est que le sentiment de beauté est lié à un sentiment vital, celui de plaisir. Le plaisir est vital, il est utile à la survie, comme la douleur, il nous invite à rechercher ce qui est bon pour nous et pour l'espèce. Nous prenons plaisir à regarder ce qui est beau. C'est que nous trouvons beau ce dont nous attendons du plaisir, ce qui auparavant nous a procuré du plaisir, ce qui d'habitude nous procure du plaisir, et qui par conséquent se trouve associé à la sensation de plaisir. "La beauté, promesse de bonheur". A l'inverse, nous trouvons laide une chose qui évoque ou rappelle un sentiment douloureux. Diderot explique la naissance de l'idée de beauté par une théorie de l'association des idées. Le goût est le "résultat d'une infinité de petites expériences" (Lettre à Melle Volland, 2 sept. 1762). La beauté ne procure pas seulement du plaisir, elle tire son origine de ce que l'objet est associé à l'idée de plaisir. Le sentiment de la beauté est un plaisir par anticipation. Associé comment? Au cours des expériences passées. Chacun, au cours de son existence, reçoit une multitude de sensations. Certaines sont agréables, d'autres non. C'est à partir de ce passé immémorable que se forge, pour chacun, son idée du beau. Cf. Descartes et sa fille louche. La beauté est donc relative à l'expérience individuelle. Le jugement sur la beauté d'un objet dépend du plaisir qu'on espère en tirer. C'est pourquoi un beau ciel n'est pas le même pour le touriste, le paysan ou le marin. Un bel arbre n'est pas non plus le même pour le peintre ou pour le charpentier. Tout dépend finalement du bénéfice et de l'utilité que l'objet présente. Est jugé beau, en général, ce qui remplit bien sa fonction propre. De même, la beauté physique est liée à ce qui suggère la santé, la fécondité, la force et la vigueur. Elle est liée à la conservation de l'espèce. Un teint maladif est rarement jugé beau (quoique...mode gothique). L'homme est "ondoyant et divers", et tous les goûts sont dans sa nature.

III. Hume, De la norme du goût (1757)

 Alors que le goût classique affirmait l'existence d'un Beau en soi, le XVIII ème siècle et les Lumières découvrent le rôle du sujet. Le goût est relatif aux cultures, et même subjectif. Le goût se forme au fil des expériences. Quelle est la position de Hume, lui-même auteur du XVIII ème ? On attend de sa part une position plutôt relativiste, à cause du contexte de l'époque, mais aussi parce que sa théorie de la connaissance (Traité de la nature humaine et Enquête sur l'entendement humain) est celle d'un philosophe sceptique.Mais il a su poser le problème en termes originaux.

1. "Beauty is no quality in things themselves"

Hume expose d'abord, en effet, un point de vue relativiste. C'est le premier aspect du problème: il se réfère à un fait d'expérience, irrécusable: celui de la diversité des jugements de goût. Argument de fait, présenté comme une évidence: "La grande variété de goût et d'opinion qui prévaut dans le monde est trop évidente pour n'être pas tombée sous l'observation de tous" (p. 123, l.1). Cette diversité a une double origine: le goût est relatif à la personne, et au contexte culturel (1° "cercle étroit de leurs connaissances", 2° "des nations distantes"). Hume en conclut à la relativité du mot barbare, comme l'a fait avant lui Montaigne: "chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage".
Même quand on semble d'accord, il apparaît qu'en réalité les goûts sont divers (§2). Les sentiments sont variés même quand les discours sont identiques. Cela donne une apparence d'accord. Mais en réalité, on s'accorde seulement sur l'usage des mots, pas sur leur signification. Il en va de même en esthétique que dans le domaine de la morale. Hume développe cet exemple, qui semble une digression, §3. Les jugements de valeur ont en commun avec les jugements de goût qu'ils expriment, selon Hume, un sentiment (cf. Traité de la nature humaine, III). La morale de Hume est une morale du sentiment. Quand Hume parle de "ceux qui fondent la moralité sur le sentiment, plus que sur la raison", il en fait partie. Rousseau, par exemple, pense que les valeurs morales trouvent leur origine dans un sentiment naturel, celui de la pitié. En morale, Hume observe la même relativité sous l'apparence d'un accord qui ne concerne que les mots. Tous sont d'accord pour employer les mêmes termes comme éloges ou comme blâmes (personne n'ira par exemple critiquer le souci de justice), mais le sens de ces mots est apprécié de manières différentes (tout le monde aime la justice, mais sa définition fait problème). Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, tombe dans le piège de l'apparente unanimité de tous les peuples. Il n'est pas un peuple sur Terre, dit-il, qui ne reconnaisse comme bonne action de donner au pauvre, et comme mauvaise de tuer son semblable. Il est de ceux qui attribuent cette universalité des règles morales à la raison qui, à l'inverse du sentiment, est identique en tout homme. Mais, selon Hume, cette unanimité n'est qu'apparente car, sitôt que l'on cherche à définir les concepts qui semblaient faire l'unanimité, le désaccord apparaît. Quand Homère fait l'éloge du courage, tout le monde applaudit; mais sitôt qu'il dresse le portrait de l'homme courageux, qu'il donne des exemples précis de ce qu'il entend par "courage", on s'aperçoit que sa définition est discutable. Chacun reconnaît le courage comme une vertu; mais il y a désaccord sur l'acception, c'est-à-dire le sens du mot. Tout précepte moral est forcément vrai, il est tautologique, il constitue une évidence: le conseil "soyez charitable" ne contient rien de plus que le mot "charité", qui désigne une vertu. Il est donc vrai par définition. Mais quant à savoir en quoi consiste la charité, c'est une autre affaire. Hume remarque que dans le domaine de la science et de la philosophie, c'est l'inverse: le désaccord apparent entre les diverses écoles vient seulement des mots; en réalité, les philosophes s'accordent sur l'essentiel, plus qu'on ne le croit.
Donc, en matière d'esthétique, il y a une relativité du jugement, même lorsque l'on paraît d'accord. Une certaine philosophie ("une espèce de philosophie") tient pour impossible de jamais trouver une norme universelle du beau. On peut l'appeler le relativisme. Cette doctrine remonte à Protagoras, pour qui "l'homme (l'individu) est la mesure de toute chose". Voltaire et Diderot en sont assez représentatifs. Hume pense plutôt ici à des philosophies du sentiment, pour qui la beauté s'adresse au sentiment, qui est par nature personnel (peut-être Shaftesbury?). Le sentiment est subjectif: il ne concerne que le sujet et ne renvoie qu'à lui, au contraire de la sensation, qui est suscitée par un objet extérieur. Il est purement individuel, il n'est ni vrai ni faux, tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il est éprouvé, il n'a de valeur que pour celui qui le ressent et ne saurait constituer une norme pour les autres. Un jugement, au contraire, prétend à l'objectivité, il prétend s'accorder avec le réel, correspondre à la réalité; par conséquent, il prend le risque d'être vrai, ou bien faux. En revanche, tous les sentiments sont égaux, ils ont la même valeur. "La différence est très vaste entre le jugement et le sentiment": ce n'est pas parce que l'on est capable de sentir que l'on est capable de juger. Le sentiment n'est pas un jugement, il n'est pas une norme, on ne doit pas chercher à passer du sentiment au jugement: si je trouve un objet beau, je peux dire "je trouve que c'est beau" (expression d'un sentiment subjectif), mais pas "c'est beau". De deux opinions contraires, une seule peut être vraie. En revanche, on peut très bien éprouver en même temps deux sentiments contradictoires. Le sentiment n'obéit pas à la logique du jugement, c'est-à-dire de la raison ("Le cœur a ses raisons...").
Conclusion provisoire de ce premier moment: "Beauty is no quality in things themselves": la beauté n'est pas une qualité des choses, elle n'est pas dans les choses. Elle est dans l'esprit qui la perçoit, elle est subjective, elle est dans la tête de celui qui la voit. Il n'y a donc pas de Beauté en soi, indépendante du sujet, immuable et éternelle, mais des expériences diverses de la beauté.

2. Les règles de l'art (page 127-131)

La diversité des goûts est un fait indiscutable. "Mais..."(p.127). Il y a un problème, sinon, ce ne serait pas drôle. Hume cite un autre fait, tout aussi indiscutable (c'est un philosophe empiriste, il est cohérent, il s'appuie sur l'expérience). Le sens commun, c'est-à-dire le bon sens, l'opinion commune, reconnaît la diversité des goûts comme évidente, mais aussi comme évidente le caractère universel de certains chefs-d'œuvre. Certaines œuvres sont des chefs-d'œuvre, certains artistes sont des génies, c'est évident pour la grande majorité des hommes. Cette évidence apparaît très grande lorsque l'on compare des auteurs de stature très différente, comme Olgiby et Milton, ou Bunyan et Addison. C'est comme si l'on comparait Baudelaire et Pierre Bellemare. Voilà qui contredit l'idée précédente. Les goûts ne sont pas si divers que cela, puisque les hommes s'accordent pour juger les mêmes artistes comme des génies. Malgré la diversité, il y a tout de même un certain consensus. Comment l'expliquer, tel est le problème, que Voltaire, lui, n'a pas vu, puisqu'il s'en tient à un point de vue relativiste. Il a été en revanche posé par Kant, qui lui aussi constate à la fois la diversité des opinions, et cependant un certain consensus (Critique du jugement).
Hume résout le problème en affirmant qu'il y a des règles de l'art (p.128). Certaines règles, lorsqu'elles sont respectées par les artistes, permettent de produire une œuvre qui plaît au public. Mais il n'admet pas que ces règles soient a priori, tirées de la raison, par exemple par le calcul. Selon lui, appliquer des règles a priori bride l'imagination. Dans le débat entre classicisme ou académisme et éloge romantique de la génialité, il adopte une position intermédiaire, où l'imagination joue un rôle mais doit se soumettre à des règles. Il ne peut pas s'agir de règles issues du calcul: il critique le résultat obtenu par des règles qui fondent la beauté sur l'exactitude géométrique. Ces règles ne sont pas tirées de la raison. Elles proviennent de l'expérience. Elles sont le résultat de l'observation, la synthèse de multiples observations. L'artiste, comme le critique d'art, doit avoir beaucoup observé ce qui, en général, plaît aux hommes. Les partisans du relativisme pourront observer que certains auteurs pourtant reconnus sont des "écrivains irréguliers"(bas p.128), c'est-à-dire qui prennent des libertés avec les règles. Mais, répond Hume, ce qui plaît chez eux, c'est ce qui est conforme aux règles classiques. En fait, on les aime malgré leurs licences, et pas à cause de leurs licences. Pour justifier cette idée, il cite l'exemple de l'Arioste (poète italien auteur du Roland furieux).
Il existe donc des règles pour bien juger, qui demeurent quelles que soient les époques. Pourtant, Hume a reconnu au début que les jugements de goût sont variables. Comment expliquer ces variations dans les jugements s'il y a des normes? Les deux affirmations de Hume - il y a des normes; les goûts sont divers - semblent contradictoires. Comment les concilier? Il faut qu'il s'explique. Il nous donne un aperçu de sa solution (bas page 129): les sentiments sur lesquels reposent les jugements de goût sont d'une nature subtile, fragile, influençable. Ils sont extrêmement tributaires des circonstances et de l'état d'esprit. Hume nous laisse entrevoir les conditions du jugement de goût. Il suggère que tous les jugements ne se valent pas: si le critique n'a pas choisi des circonstances favorables ou s'il n'était pas dans l'état d'esprit nécessaire, son jugement pourra être subjectif. Cela ne signifie pas que les goûts sont subjectifs. Il y a une "beauté catholique et universelle" (p.130 ; catholique signifie universel, la religion catholique a l'ambition d'être universelle), mais il faut être capable de la reconnaître. La diversité des jugements ne suffit pas à réfuter son existence. Au contraire, elle seule peut expliquer la pérennité des chefs-d'œuvre. C'est l'argument le plus décisif en faveur de normes intemporelles du goût: l'immortalité de la gloire des plus grands auteurs. Il est vrai qu'un cinéaste, s'il s'inspire d'un roman classique, est assuré du succès.
Hume en dit davantage sur les qualités que l'on apprécie à toute époque. Haut page 130: la nature a établi une relation entre la forme des œuvres et le sentiment produit. Telle forme produit chez tout homme, par nature, un sentiment de plaisir, telle autre de désagrément. Bas p. 130: certaines beautés sont "naturellement adaptées à exciter des sentiments agréables". Haut page 131: "Certaines formes ou qualités particulières, de par la structure originale de la constitution interne de l'homme, sont calculées pour plaire et d'autres pour déplaire". Calculées pour, c'est-à-dire faites pour. L'insistance de Hume est claire: il y a bien, pour lui, une nature de la beauté, une essence de la beauté. Certaines qualités, de façon naturelle, innée, instinctive, produisent un sentiment de plaisir. Comment concilier cela avec l'affirmation que la beauté n'est pas dans les choses? Elle n'est pas dans les choses, mais plutôt entre les choses et l'homme. La beauté n'est pas une qualité des choses, mais un sentiment éprouvé par l'homme lorsqu'il aperçoit certaines qualités dans une chose. La beauté, c'est une réaction de l'esprit humain à certaines sensations. La beauté n'est donc pas dans les choses, mais plutôt dans le lien entre l'homme et les choses. Elle dépend tout autant de la nature de l'homme que de la nature des choses. Ce n'est pas que certaines choses sont agréables par elles-mêmes; mais nous sommes ainsi faits que nous les trouvons agréables. On ne peut pas dire que le sucre est doux; simplement, nos organes sont constitués de telle sorte que tout homme le trouve doux. Cependant, quand on parle de l'homme, il ne s'agit pas du sujet individuel. Le sentiment de la beauté dépend de la nature et de la constitution de l'homme en général, du genre humain. Or, pour Hume, la nature humaine est uniforme. Donc les mêmes sensations doivent produire en tout homme, pourvu qu'il y soit attentif, le même plaisir ou le même dégoût.

3. Les cinq conditions du jugement esthétique (pages 131-140 ; résumées p.140)

a. La délicatesse de goût(p.132 sq)

Le goût n'est pas seulement affaire de sentiment. La délicatesse de goût consiste à mêler l'entendement au sentiment. Le beau n'est pas dans l'objet, il est un sentiment; toutefois, certaines qualités des objets sont adaptées pour produire ce sentiment. La délicatesse est définie à partir de l'exemple de la clef à la lanière de cuir, exemple eprunté à Cervantès: deux hommes, goûtant du vin, lui trouvent un léger goût de fer rouillé et de cuir; on se moque d'eux mais, une fois le tonneau vidé, on y découvre une vieille clé attaché à une bride de cuir. La délicatesse suppose du discernement, la capacité à distinguer les qualités mélangées à d'autres ou faiblement présentes. Cette notion de distinction est empruntée à Descartes. Le goût physique désigne le goût donné par le palais et la langue (l'un des cinq sens); le goût moral, c'est la capacité à reconnaître la beauté.

b. La pratique(p.135).

Elle permet d'accroître la délicatesse. L'idée de Hume, c'est que le goût se forme, se cultive. C'est un don, mais qui se développe par la pratique, c'est-à-dire par la répétition. Page 136, Hume compare cette culture avec l'acquisition d'un savoir-faire.

c. La comparaison (p. 136).

Tout jugement repose sur une comparaison. Comparer différentes sortes de beauté, divers degrés de beauté permet de juger plus sûrement. Hume remarque que l'habitude en ce domaine engendre une accoutumance, de sorte que le goût exercé devient plus difficile. L'homme de goût ne se satisfera pas de plaisirs vulgaires.

d. L'absence de préjugés (p.137).

Il faut savoir, avant de juger, tenir compte du public auquel l'œuvre s'adresse, savoir se mettre à sa place - par exemple lorsqu'il s'agit d'une œuvre d'un autre pays ou d'une autre époque.

e. Le bon sens (p.138 sq).

Que vient faire ici le bon sens? Pour Hume, il y a quelque chose d'intellectuel dans le goût. C'est un jugement. De plus, le bon sens joue un rôle dans la lutte contre les préjugés. La raison intervient donc dans le jugement de goût, qui n'est pas le domaine réservé du sentiment. Le bon sens apporte la capacité de comparer, d'analyser, de concevoir une fin (à quelle fin a été faite l'œuvre?) et de comparer les moyens à la fin (les moyens sont-ils adaptés, ont-ils permis d'atteindre le but?). Ce rôle du jugement est précisé dans un autre essai: De la délicatesse du goût.

4. Les hommes de goût (pages 140-143)

Les principes du goût sont universels, mais les hommes de goût sont peu nombreux. «Rares sont les hommes de goût», dit aussi Voltaire. Ce contraste s'explique facilement par ce qui précède: avoir du goût, cela demande des qualités, et de l'exercice. Ce qui explique la diversité des jugements de goût, autrement que de façon sceptique. Il y a des hommes de goût. Il faut être cultivé pour apprécier l'art. Il existe un bon et un mauvais goût. Hume rejette ainsi l'idée d'une prétendue relativité dans l'art. Il souligne l'éternité des œuvres d'art, mettant ainsi en doute l'idée d'un progrès en art.
La définition du «juge véritable» consiste dans le résumé des cinq conditions du jugement de goût. La norme du goût est trouvée: elle réside dans «les verdicts réunis de tels hommes». Ils constituent la norme, la référence. On remarquera que les principes du goût, affirmés comme universels, ne sont cependant pas a priori: ils ne sont pas connus par la raison, mais par l'expérience, d'après le jugement des hommes de goût, dont le jugement lui-même se forme grâce à une longue pratique.

5. Une relativité résiduelle (page 143 sqq)

Les principes du goût sont universels. Cependant subsistent deux sources de variation, qui expliquent les désaccords que l'on observe fréquemment. 1° Les différences d'humeur. 2° Les différences de culture. Ces variations, indépendantes de la délicatesse, du bon sens et des autres qualités requises pour bien juger, sont inévitables. Hume fait appel à l'indulgence, c'est-à-dire à la tolérance de chacun.
Pour la différence d'humeur, Hume donne comme exemples la différence d'âge, le tempérament et la culture personnels. Pour la différence de culture, il concède qu'il n'est pas facile d'apprécier les auteurs d'une autre civilisation, ou d'une autre époque. Il fait référence à la Querelle des Anciens et des Modernes, qui a agité surtout le milieu littéraire français. Charles Perrault soutenait la supériorité des modernes contre Boileau, attaché au classicisme. Il faut faire un effort pour accepter les particularités d'une autre époque. Cependant, Hume affirme une exception à cette ouverture d'esprit: les différences de morale. On ne saurait transiger avec la morale. Il faut être indulgent, mais on ne peut pas aimer le vice . On doit tolérer les erreurs spéculatives, c'est-à-dire théoriques, par exemple dans le domaine de la religion (Hume est athée). C'est un domaine où l'on doit faire preuve de tolérance. En revanche, en matière de morale, la tolérance est déplacée. L'erreur théorique ne doit pas constituer une faute morale. La religion, aux yeux de Hume, est une erreur spéculative; la bigoterie et la superstition sont des fautes morales. Hume finit par la critique de plusieurs œuvres, dont l'Athalie de Racine, qui lui paraît tomber dans la bigoterie.

Conclusion :

Hume part d'un constat qui pourrait le conduire au scepticisme (les jugements de goût sont divers), mais il aboutit finalement à l'affirmation de l'existence de normes universelles du beau. Il évite le lieu commun relativiste (chacun ses goûts, chacun son opinion). Il a conscience d'un problème puisque, d'un côté, on voit bien que les jugements diffèrent, mais de l'autre on voit bien aussi que, tout de même, certains chefs-d'œuvre font l'unanimité. Les goûts ne sont donc pas si relatifs que cela. Voltaire, lui, ne voit pas le problème, et affirme sans nuance qu'en matière de beauté il n'y a pas de règle. Hume peut être considéré comme assez moderne du fait qu'il a posé les deux aspects du problème. Mais la solution qu'il propose reste assez proche de la position classique. Il affirme qu'il existe des règles absolues, même si elles ne sont pas connues a priori. Et les qualités qu'il énumère sont encore les qualités typiques de l'art classique. Kant posera , dans la Critique du jugement, le problème de façon semblable, mais en se délivrant davantage de la tradition classique.

-------------------------------------------------------------------------------------------------------

Text intégral de David Hume

De la norme du goût

La grande variété de goût et d'opinion qui prévaut dans le monde est trop évidente pour n'être pas tombée sous l'observation de tous. Des hommes au savoir le plus borné sont capables de remarquer une différence de goût dans le cercle étroit de leurs connaissances, même là où les personnes ont été éduquées sous le même gouvernement, et ont de bonne heure été imprégnées des mêmes préjugés. Mais ceux qui peuvent élargir leur horizon jusqu'à contempler des nations distantes et les périodes révolues sont encore plus surpris par la grande contrariété et diversité de ces goûts. Nous sommes enclins à appeler barbare tout ce qui s'écarte de notre propre goût et de notre propre compréhension. Mais bientôt nous trouvons la même épithète retournée en reproche contre nous. Et l'arrogance et le contentement de soi les plus grands finissent par disparaître en observant une pareille assurance de tous les côtés, et hésitent, au milieu d'une telle contestation de sentiment, à prendre parti pour eux-mêmes.
De même que cette variété de goût est évidente à l'enquêteur le moins attentif, de même elle se révélera être, à l'étude, encore plus grande en fait qu'en apparence. Les sentiments des hommes diffèrent souvent à l'égard de la beauté et de la difformité de toutes sortes, même quand leur discours général est le même. Il y a dans tout langage certains termes qui signifient le blâme et d'autres la louange. Et tous les hommes qui utilisent la même langue doivent tomber d'accord dans l'application de ces termes. Toutes les voix s'unissent pour applaudir l'élégance, la propriété, la simplicité et l'esprit dans l'art d'écrire, et pour blâmer le style ampoulé, l'affectation, la froideur et le faux brillant. Mais quand les critiques en viennent aux détails, cette apparente unanimité s'évanouit. Et il se trouve qu'ils avaient attribué une signification très différente à leurs expressions. Dans toutes les matières relevant de l'opinion et de la science, le cas est inverse: la différence entre les hommes réside dans les points de vue généraux plutôt que dans les détails, et existe moins en réalité qu'il ne le paraît à première vue. Une explication des termes achève d'ordinaire la controverse, et les adversaires sont surpris de s'apercevoir qu'ils étaient en train de se quereller, tandis qu'au fond ils étaient d'accord dans leur jugement.
Ceux qui fondent la moralité sur le sentiment, plus que sur la raison, sont enclins à rattacher l'éthique à la première observation, et à maintenir que, dans toutes les questions qui concernent la conduite et les manières, la différence parmi les hommes est en réalité plus grande qu'elle ne l'apparaît à première vue. Il est, à la vérité, évident que des écrivains de toutes les nations et de toutes les époques s'accordent pour applaudir la justice, l'humanité, la magnanimité, la prudence, la véracité, et pour blâmer les qualités opposées. Même des poètes et d'autres auteurs dont les compositions sont principalement calculées pour plaire à l'imagination, se sont déjà trouvés, depuis Homère jusqu'à Fénelon, pour inculquer les mêmes préceptes moraux, et décerner leur approbation et leur blâme aux mêmes vertus et aux mêmes vices. Cette grande unanimité est usuellement attribuée à l'influence de la simple raison qui, dans tous ces cas, entretient des sentiments semblables chez tous les hommes, et fait obstacle à ces controverses auxquelles les sciences abstraites sont tellement exposées. Pour autant que l'unanimité soit réelle, cette explication peut être admise comme satisfaisante. Mais nous devons reconnaître qu'il est possible de rendre compte partiellement de l'harmonie apparente des morales d'après la nature même de la langue. Le mot vertu avec son équivalent dans toutes les langues, implique la louange, autant que celui de vice implique le blâme. Et personne, à moins de commettre la plus évidente et la plus grossière impropriété de langage, ne pourrait attribuer un sens de reproche à un terme qui, dans l'acception générale, est compris dans le bon sens, ou accorder son applaudissement là où la langue requiert la désapprobation. Les préceptes généraux d'Homère, lorsqu'il en délivre, ne seront jamais contredits, mais il est évident que, lorsqu'il brosse des peintures particulières des mœurs, et personnifie l'héroïsme dans Achille et la prudence dans Ulysse, il entremêle un bien plus grand degré de férocité dans le premier, de ruse et de supercherie dans le second, que Fénelon n'en admettrait. Le sage Ulysse, chez le poète grec, semble faire ses délices de mensonges et de chimères, et les emploie souvent sans aucune nécessité, ni même aucun avantage. Mais son fils, plus scrupuleux selon l'écrivain épique français, s'expose aux périls les plus imminents, plutôt que de se départir du chemin, tracé le plus rigoureusement du monde, qui est celui de la vérité et de la véracité.
Les admirateurs et les adeptes du Coran insistent sur les principes moraux excellents qui s'entremêlent tout au long de cette œuvre sauvage et absurde. Mais il est à supposer que les mots arabes qui correspondent aux mots anglais: équité, justice, tempérance, douceur, charité, étaient tels que, d'après l'usage constant de cette langue, ils devaient toujours être pris dans un bon sens. Et cela aurait été faire montre de la plus grande ignorance, non pas de la morale, mais du langage, que de les avoir mentionnés accolés à des épithètes qui ne fussent pas des termes d'éloge et d'approbation. Mais voudrions-nous savoir si le prétendu prophète avait réellement atteint un juste sentiment de la morale? Suivons sa narration, et nous aurons tôt fait de découvrir qu'il accorde à des cas de trahison, d'inhumanité, de cruauté, de vengeance et de bigoterie tels qu'ils sont entièrement incompatibles avec la société civilisée. Aucune règle constante de droit ne semble être suivie là, et toute action est blâmée ou louée, en tant seulement qu'elle est bénéfique ou pernicieuse aux vrais croyants.
Le mérite que l'on a lorsqu'on énonce de vrais principes généraux en éthique est en vérité très mince. Tout homme qui recommande quelques vertus morales, en réalité ne fait pas davantage que ce qui est impliqué dans les termes eux-mêmes. Ces gens, qui inventèrent le mot charité, et l'utilisèrent dans un bon sens, inculquèrent plus clairement et beaucoup plus efficacement le précepte: soyez charitable, qu'aucun législateur ou prophète qui insérerait une telle maxime dans ses écrits. De toutes les expressions, celles qui, en même temps que leur propre signification, impliquent un degré soit de blâme soit d'approbation sont les moins sujettes à être l'objet d'une altération ou d'une méprise.
Il est naturel pour nous de chercher une norme du goût, une règle par laquelle les sentiments divers des hommes puissent être réconciliés, ou du moins, une proposition de décision, qui confirme un sentiment, et en condamne un autre.
Il y a une espèce de philosophie qui coupe court à tous les espoirs de succès d'une telle tentative, et nous représente l'impossibilité de jamais atteindre aucune norme du goût. La différence, y est-il dit, est très vaste entre le jugement et le sentiment. Tout sentiment est juste, parce que le sentiment ne renvoie à rien au-delà de lui-même et qu'il est toujours réel, partout où un homme en est conscient. Mais toutes les déterminations de l'entendement ne sont pas justes, parce qu'elles renvoient à quelque chose au-delà d'elles-mêmes, c'est-à-dire à la réalité, et qu'elles ne sont pas toujours conformes à cette norme. Parmi un millier d'opinions différentes que des hommes divers entretiennent sur le même sujet, il y en a une, et une seulement, qui est juste et vraie. Et la seule difficulté est de la déterminer et de la rendre certaine. Au contraire, un millier de sentiments différents, excités par le même objet, sont justes, parce qu'aucun sentiment ne représente ce qui est réellement dans l'objet. Il marque seulement une certaine conformité ou une relation entre l'objet et les organes ou facultés de l'esprit, et si cette conformité n'existait pas réellement, le sentiment n'aurait jamais pu, selon toute possibilité, exister. La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l'esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là où une autre perçoit de la beauté. Et tout individu devrait être d'accord avec son propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres. Chercher la beauté réelle ou la réelle laideur est une vaine enquête, comme de prétendre reconnaître ce qui est réellement doux ou ce qui est réellement amer. Selon la disposition des organes, le même objet peut être à la fois doux et amer; et le proverbe a justement déterminé qu'il est vain de discuter des goûts. Il est très naturel, et tout à fait nécessaire, d'étendre cet axiome au goût mental, aussi bien qu'au goût physique. Et ainsi le sens commun, qui est si souvent en désaccord avec la philosophie, et spécialement avec la philosophie sceptique, se trouve, sur un exemple au moins, s'accorder avec elle pour prononcer la même décision.
Mais bien que cet axiome, en devenant proverbe, semble avoir mérité la sanction du sens commun, il existe certainement une espèce de sens commun qui s'oppose à lui, ou qui, au moins, sert à le modifier et à le restreindre. Tout homme qui voudrait affirmer une égalité de génie et d'élégance entre Ogilby et Milton, ou Bunyan et Addison, serait estimé soutenir une non moins grande extravagance que s'il avait affirmé qu'une taupinière peut être aussi haute que le Ténériffe, ou une mare aussi vaste que l'océan. Bien qu'on puisse trouver des personnes qui donnent la préférence aux premiers auteurs, personne ne prend un tel goût en considération, et nous décrétons sans scrupules que le sentiment de ces prétendus critiques est absurde et ridicule. Le principe de l'égalité naturelle des goûts est alors totalement oublié et, tandis que nous l'admettons dans certaines occasions, où les objets semblent approcher de l'égalité, cela paraît être un extravagant paradoxe, ou plutôt une absurdité tangible, là où des objets aussi disproportionnés sont comparés ensemble.
Il est évident qu'aucune des règles de la composition n'est fixée par des raisonnements a priori, ni ne peut être considérée comme une conclusion abstraite que tirerait l'entendement à partir de la comparaison de ces habitudes et de ces relations d'idées qui sont éternelles et immuables. Le fondement de ces règles est le même que celui de toutes les sciences pratiques: l'expérience; et elles ne sont pas autre chose que des observations générales concernant ce qui a plu universellement dans tous les pays et à toutes les époques. Bien des beautés de la poésie et même de l'éloquence sont fondées sur la fausseté et la fiction, sur des hyperboles, des métaphores, et un abus ou une perversion de termes, détournés de leur signification naturelle. Réfréner les élans de l'imagination et réduire toute expression à la vérité et à l'exactitude géométriques, serait le plus contraire aux lois de la justice critique, parce que cela produirait une œuvre qui, d'après l'expérience universelle, a été trouvée la plus désagréable. Mais, bien que la poésie ne puisse jamais se soumettre à l'exacte vérité, elle doit être contenue par les règles de l'art, révélées à l'auteur soit par le génie, soit par l'observation. Si des écrivains négligents ou irréguliers ont plu, ils n'ont pas plu par leurs transgressions de la règle ou de l'ordre, mais en dépit de ces transgressions - ils ont possédé d'autres beautés qui étaient compatibles avec une juste critique, et la force de ces beautés a été capable de dominer la critique, et de donner à l'esprit une satisfaction supérieure au dégoût provenant des imperfections. Arioste plaît, mais ce n'est pas par ses fictions monstrueuses et invraisemblables, par son mélange bizarre des styles comique et sérieux, par le manque de cohérence de ses histoires, ou par les interruptions continuelles de sa narration. Il charme par la force et la clarté de son expression, par la vivacité et la variété de ses inventions, et par ses peintures naturelles des passions, spécialement celles qui sont d'une essence gaie et amoureuse. Et bien que ces défauts puissent diminuer notre satisfaction, ils ne sont pas capables de la détruire entièrement. Si notre plaisir était réellement né de ces parties de son poème que nous appelons défauts, ceci ne serait pas une objection à l'esprit critique en général: ce serait seulement une objection à ces règles particulières des théoriciens de l'art qui établiraient que de tels détails puissent être des fautes, et les représenteraient comme universellement blâmables. S'ils se trouvent plaire, ils ne peuvent être des fautes, et il ne peut pas se faire que le plaisir qu'ils font naître soit jamais aussi inattendu et aussi inexplicable.
Mais, bien que toutes les règles générales de l'art soient fondées seulement sur l'expérience et sur l'observation des sentiments communs de la nature humaine, nous ne devons pas imaginer que, à chaque occasion, les sentiments des hommes seront conformes à ces règles. Ces émotions raffinées de l'esprit sont d'une nature très tendre et délicate, et requièrent le concours de beaucoup de circonstances favorables pour les faire jouer avec facilité et exactitude, selon leurs principes généraux et établis. La moindre entrave extérieure à de tels petits ressorts, ou le moindre désordre interne, perturbe leur mouvement et dérègle les opérations de la machine entière. Quand nous voulons faire une expérience de cette nature, et essayer la force de quelque beauté ou difformité, nous devons choisir avec soin un temps et un lieu appropriés, et porter l'imagination à une situation et une disposition convenables. A supposer que l'une de ces circonstances manque: une sérénité parfaite de l'esprit, un recueillement de la pensée, une attention voulue à l'objet, notre expérience sera fallacieuse et nous serons incapables de juger de la beauté catholique et universelle. La relation que la nature a établie entre la forme et le sentiment sera du moins plus obscure; et il faudra une plus grande précision pour la retrouver et la discerner. Nous serons capables d'affirmer son influence, non pas tant à partir de l'effet produit par chaque beauté particulière, qu'à partir de l'admiration durable qui accompagne ces œuvres, qui ont survécu à tous les caprices de la fantaisie et de la mode, et à toutes les erreurs dues à l'ignorance et à l'envie.
Le même Homère qui plaisait à Athènes et à Rome il y a deux mille ans est encore admiré à Paris et à Londres. Tous les changements de climat, de gouvernement, de religion et de langage ne sont point parvenus à obscurcir sa gloire. L'autorité ou le préjugé peuvent bien donner une vogue temporaire à un mauvais poète, ou à un mauvais orateur, mais sa réputation ne sera jamais durable ou étendue. Quand ses compositions sont examinées par la postérité ou par des étrangers, l'enchantement est dissipé, et ses fautes apparaissent sous leur vrai jour. Au contraire, pour un vrai génie, plus ses œuvres durent, et plus largement sont-elles répandues, plus sincère est l'admiration qu'il rencontre. L'envie et la jalousie ont trop de place dans un cercle étroit, et même une connaissance intime de la personne peut diminuer les applaudissements dus à ses exploits; mais quand ces obstructions sont levées, les beautés, qui sont naturellement adaptées à exciter des sentiments agréables, déploient immédiatement leur énergie, et tant que le monde dure, elles maintiennent leur autorité sur l'esprit des hommes.
Il apparaît alors que, au milieu de la variété et du caprice du goût, il y a certains principes généraux d'approbation ou de blâme dont un œil attentif peut retrouver l'influence dans toutes les opérations de l'esprit. Certaines formes ou qualités particulières, de par la structure originale de la constitution interne de l'homme, sont calculées pour plaire et d'autres pour déplaire, et si elles manquent leur effet dans un cas particulier, cela vient d'une imperfection ou d'un défaut apparent dans l'organe. Un individu fiévreux n'affirmerait pas hautement que son palais est habilité à décider des saveurs; il ne viendrait pas davantage à l'esprit de quiconque de prétendre, sous les atteintes de la jaunisse, rendre un jugement concernant les couleurs. Dans toute créature, il y a un état sain et un état déficient, et le premier seul peut être supposé nous offrir une vraie norme du goût et du sentiment. A supposer que, dans l'organisme en bonne santé, on constate une uniformité complète ou importante de sentiments parmi les hommes, nous pouvons en tirer une idée de la beauté parfaite; de la même manière que c'est l'apparence des objets à la lumière du jour, et pour l'œil d'un homme en bonne santé, qu'on appelle leur couleur véritable et réelle, même si par ailleurs on reconnaît que la couleur n'est qu'un fantasme des sens.
Nombreux et fréquents sont les défauts des organes internes qui interdisent ou affaiblissent l'influence de ces principes généraux, dont dépend notre sentiment de la beauté ou de la laideur. Bien que certains objets, de par la structure de notre esprit, soient naturellement calculés pour nous donner du plaisir, on ne doit pas s'attendre à ce que le plaisir soit ressenti pareillement par tout individu. Des incidents et des situations particulières se créent qui, ou bien projettent une fausse lumière sur les objets, ou bien empêchent la véritable de transmettre à l'imagination la perception et le sentiment adéquats.
Une cause évidente de ce que beaucoup ne parviennent pas à ressentir le véritable sentiment de la beauté est le manque de cette délicatesse d'imagination qui est requise pour prendre conscience de ces émotions fines. A cette délicatesse, tous prétendent: chacun en parle et réduirait volontiers toute espèce de goût ou de sentiment à sa propre norme. Mais, comme notre intention dans cet essai est de mêler quelque lumière de l'entendement aux impressions du sentiment, il sera opportun de donner une définition plus précise de la délicatesse, que celle que nous avons tenté de présenter jusqu'ici. Et pour ne pas tirer notre philosophie d'une source trop profonde, nous aurons recours à une anecdote célèbre qu'on peut lire dans Don Quichotte.
"C'est avec une bonne raison, dit Sancho au sire-au-grand-nez, que je prétends avoir un jugement sur les vins: c'est là une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes parents furent une fois appelés pour donner leur opinion au sujet d'un fût de vin, supposé excellent parce que vieux et de bonne vinée. L'un d'eux le goûte, le juge, et après mûre réflexion, énonce que le vin serait bon, n'était ce petit goût de cuir qu'il perçoit en lui. L'autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict favorable au vin, mais sous la réserve d'un goût de fer, qu'il pouvait aisément distinguer. Vous ne pouvez imaginer à quel point tous deux furent tournés en ridicule pour leur jugement. Mais qui rit à la fin? En vidant le tonneau, on trouva en son fond une vieille clé, attachée à une courroie de cuir."
La grande ressemblance entre le goût de l'esprit et le goût physique nous apprendra aisément à tirer la leçon de cette histoire. Bien qu'il soit assuré que la beauté et la difformité, plus encore que le doux et l'amer, ne peuvent être des qualités inhérentes aux objets, mais sont entièrement le fait du sentiment interne ou externe, on doit reconnaître qu'il y a certaines qualités dans les objets qui sont adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers. Maintenant, comme ces qualités peuvent exister à un faible degré, ou bien peuvent être mélangées et confondues les unes avec les autres, il arrive souvent que le goût ne soit pas affecté par des traits aussi délicats, ou ne soit pas capable de distinguer toutes les saveurs particulières, dans le désordre où elles sont présentées. Là où les sens sont assez déliés pour que rien ne leur échappe, et en même temps assez aiguisés pour percevoir tout ingrédient introduit dans la composition: c'est là ce que nous appellerons délicatesse de goût, que nous employions ces termes selon leur sens littéral, ou selon leur sens métaphorique. Ici donc les règles générales de la beauté sont d'usage, car elles sont tirées de modèles établis, et de l'observation de ce qui plaît ou déplaît, quand cela est présenté à titre particulier et à un degré élevé. Et, si ces mêmes qualités n'affectent pas les organes d'un délice ou d'un inconfort sensibles lorsqu'elles se présentent dans une composition continue et à un plus petit degré, nous excluons cette personne de toutes prétentions à cette délicatesse. Enoncer ces règles générales, ou ces modèles avérés de composition, est comparable au fait de trouver la clé à la lanière de cuir, qui justifia le verdict des parents de Sancho, et confondit ces prétendus juges qui les avaient condamnés. Même si le tonneau n'avait jamais été vidé, le goût des premiers n'en était pas moins pareillement délicat, et celui des autres pareillement terne et languide, mais il aurait été plus difficile de prouver la supériorité des premiers, à l'entière satisfaction de tous les spectateurs. De la même manière, même si les beautés de l'écriture n'avaient jamais été codifiées, ni réduites à des principes généraux, même si aucun modèle excellent n'avait jamais été reconnu, les différences de degré dans le goût des hommes n'en auraient pas moins subsisté, et le jugement d'un homme aurait tout de même été préférable à celui d'un autre. Seulement, il n'aurait pas été aussi aisé de réduire au silence le mauvais critique qui pourrait toujours proclamer hautement son sentiment personnel et refuser de se soumettre à son adversaire. Mais quand nous lui montrons un principe d'art avéré, quand nous illustrons ce principe par des exemples dont il reconnaît, de par son propre goût particulier, que l'opération se conforme à ce principe; quand nous lui prouvons que le même principe peut être appliqué au cas présent, où il ne perçut ni ne sentit son influence, il doit conclure, tout bien considéré, que la faute réside en lui-même, et que lui-même manque de la délicatesse qui est requise pour le rendre sensible à toutes les beautés et fautes qui peuvent se trouver dans les compositions et les discours de toute espèce.
On reconnaît que la perfection de tout sens, ou de toute faculté, consiste à percevoir avec exactitude ses objets les plus précis, et à ne rien laisser échapper à son attention et à son observation. Plus petits sont les objets qui deviennent sensibles à l'œil, et plus fin est l'organe, plus élaborées sa constitution et sa composition. Ce ne sont pas de fortes saveurs qui font l'essai d'un bon palais, mais un mélange d'ingrédients en petites proportions, lorsque nous sommes encore sensibles à chaque partie, malgré sa petitesse et sa confusion avec l'ensemble. De la même manière, la perfection de notre goût mental doit consister dans une perception rapide et perçante de la beauté et de la difformité. Et un homme ne peut être content de lui, tandis qu'il soupçonne que quelque excellence ou quelque faute lui est restée inaperçue dans un discours. Dans ce cas, la perfection de l'homme, et la perfection du sens ou du sentiment, sont inséparablement unies. Un palais très délicat peut, en bien des occasions, constituer un inconvénient considérable, aussi bien pour un homme lui-même que pour ses amis, mais un goût délicat pour les traits d'esprit et les beautés doit toujours être une qualité désirable, parce qu'il est la source des agréments les plus beaux et les plus innocents dont est susceptible la nature humaine. Dans ce jugement s'accordent les sentiments de toute l'humanité. Partout où vous pouvez faire preuve d'une délicatesse de goût, vous êtes assuré que cette qualité sera accueillie avec approbation, et le meilleur moyen de la rendre manifeste est de faire appel à ces modèles et à ces principes qui ont été établis d'après le consentement et l'expérience uniformes des nations et des siècles.

Mais, bien qu'il y ait par nature une grande différence au point de vue de la délicatesse entre une personne et une autre, rien ne tend davantage à accroître et à parfaire ce talent que la pratique d'un art particulier, et l'étude ou la contemplation répétées d'une sorte particulière de beauté. Lorsque des objets de quelque sorte sont présentés pour la première fois à l'œil ou à l'imagination, le sentiment qui les accompagne est obscur et confus, et l'esprit est, dans une grande mesure, incapable de se prononcer quant à leurs mérites ou leurs défauts. Le goût ne peut pas discerner numériquement les quelques excellences de l'œuvre; encore moins peut-il distinguer le caractère spécifique de chaque perfection, et en rendre manifestes la qualité et le degré. S'il énonce que l'ensemble, pris en général, est beau ou laid, c'est là le maximum qu'on peut attendre de lui, et même pour porter ce simple jugement, une personne dépourvue à tel point d'expérience, sera encline à une hésitation et à une réserve considérables. Mais, si vous la laissez acquérir l'expérience de ces objets, vous voyez le sentiment de cette personne gagner en exactitude et en perfection: elle ne perçoit pas seulement les beautés et les défauts de chaque partie, mais remarque le genre distinctif de chaque qualité et lui assigne la louange ou le blâme convenables. Un sentiment clair et distinct accompagne son inspection de l'ensemble des objets, et elle discerne cette sorte et ce degré précis d'approbation ou de déplaisir que chaque partie est naturellement apte à produire. Se dissipe le brouillard qui semblait auparavant s'étendre sur l'objet: l'organe acquiert une plus grande perfection dans ses opérations, et peut, sans risque d'erreur, se prononcer sur les mérites de chaque réalisation. En un mot, la même adresse et la même dextérité que donne aussi la pratique pour exécuter un travail, sont acquises par le même moyen pour en juger.
La pratique présente tant d'avantages pour discerner la beauté qu'il sera même requis de nous, avant que de pouvoir émettre un jugement sur quelque œuvre d'importance, que cette réalisation très particulière ait été lue plus d'une fois attentivement, et considérée sous divers éclairages avec attention et réflexion. Il y a un désordre et une précipitation de la pensée qui accompagnent la première lecture de toute pièce et qui rendent confus le sentiment authentique de la beauté. Le rapport des parties n'est pas discerné, les véritables caractères du style sont peu distingués, les quelques perfections et les quelques défauts, dans leur diversité, sont enveloppés d'une espèce de confusion, et se présentent de façon indistincte à l'imagination. Sans compter le fait qu'il existe une espèce de beauté qui, parce qu'elle se peint en des couleurs riantes et superficielles, plaît au premier abord, mais qui, une fois qu'on a découvert son incompatibilité avec une expression juste de la raison ou de la passion, a tôt fait de lasser le goût, et est alors rejetée avec dédain, ou du moins estimée à une valeur inférieure.
Il est impossible de persévérer dans la pratique de la contemplation de quelque ordre de beauté que ce soit, sans être fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les divers degrés et genres de perfection, et sans estimer l'importance relative des uns par rapport aux autres. Un homme qui n'a eu aucune possibilité de comparer les différentes sortes de beauté n'a absolument aucune qualification pour donner son opinion sur un objet qui lui est présenté. C'est seulement par comparaison que nous fixons les épithètes de louange, ou de blâme, et apprenons à assigner le juste degré de l'un ou de l'autre. Le plus grossier des barbouillages comporte un certain lustre de couleurs, et une exactitude d'imagination, qui sont en tant que tels, des beautés, et affecteraient de la plus grande admiration l'esprit d'un paysan ou d'un Indien. Les ballades les plus vulgaires ne sont pas entièrement dépourvues d'harmonie, ni de naturel, et personne, si ce n'est un homme familiarisé avec des beautés supérieures, n'énoncerait que leurs rythmes sont désagréables, ou que les histoires qu'elles content sont sans intérêt. Une grande infériorité de beauté donne du déplaisisr à une personne accoutumée aux plus grandes perfections dans ce genre, et elle est considérée pour cette raison comme une laideur, de même que nous supposons naturellement que l'objet le plus fini que nous connaissions atteint le summum de la perfection, et qu'il mérite les plus grands applaudissements. Quelqu'un d'accoutumé à voir, à examiner et à peser la valeur des réalisations de diverses sortes qui ont été admirées dans des époques et des nations différentes, est seul habilité à juger des mérites d'une œuvre qu'on lui présente, et à lui assigner le rang qui lui revient parmi les productions de génie.
Mais, afin de devenir le plus pleinement capable d'effectuer cette entreprise, il faut qu'un critique préserve son esprit de tout préjugé, et ne prenne rien en considération, si ce n'est l'objet même qui est soumis à son examen. Nous pouvons observer que, pour produire l'effet voulu sur l'esprit, toute œuvre d'art doit être considérée d'un point de vue particulier, et qu'elle ne peut être pleinement goûtée par des personnes dont la situation, réelle ou imaginaire, n'est pas conforme à celle qui est requise par l'œuvre. Un orateur s'adresse à un auditoire déterminé, et doit avoir égard à son génie, à ses intérêts, à ses opinions, à ses passions et à ses préjugés particuliers; sinon, c'est en vain qu'il espérera diriger les résolutions de ses auditeurs, et enflammer leurs sentiments. Si même ils avaient entretenu des préventions contre lui, quelques déraisonnables qu'elles puissent être, il ne doit pas oublier ce désavantage; mais, avant d'entrer dans son sujet, il doit tenter de se concilier leur affection, et de s'attirer leurs bonnes grâces. Un critique d'une époque ou d'une nation différente, qui voudrait lire avec attention ce discours, doit avoir dans l'esprit toutes ces circonstances. Il doit se placer dans la même situation que celle où était l'auditoire afin de parvenir à l'appréciation véritable du discours. De la même manière, quand une œuvre s'adresse au public, même si j'ai de l'amitié ou de l'inimitié pour l'auteur, je dois me détacher de cette situation, et, me considérant simplement comme un homme en général, oublier, si possible, mon être singulier et les circonstances qui me sont particulières. Un homme qui est sous l'empire du préjugé ne se soumet pas à cette condition, mais garde avec obstination sa position naturelle, sans se placer à ce point de vue précis que l'œuvre demande. A supposer que celle-ci soit destinée à des personnes d'une époque ou d'une nation différente, il ne tient aucun compte des conceptions et des préjugés qui leur sont propres, mais, tout pénétré des mœurs de son époque et de son pays, condamne avec âpreté ce qui paraissait admirable à ceux pour lesquels seulement le discours fut composé. Si l'œuvre est faite pour le public, il n'élargit jamais suffisamment le champ de sa compréhension, et n'oublie pas suffisamment l'intérêt qu'il lui porte en tant qu'ami ou ennemi, en tant que rival, ou commentateur. Par ce biais, ses sentiments sont faussés, et les mêmes beautés et les mêmes fautes n'ont pas sur lui la même influence que s'il s'était fait violence de la manière appropriée, en ce qui concerne son imagination, et s'était, pour un temps, oublié lui-même. Son goût, bien évidemment, s'écarte pour autant de la véritable norme, et perd, par conséquent, tout crédit et toute autorité.
Il est bien connu que, dans toutes les questions soumises au discernement, le préjugé est destructeur du jugement sain, et pervertit toutes les opérations des facultés intellectuelles. Il n'est pas à un degré moindre contraire au bon goût, et n'a pas une moins grande influence pour corrompre notre sentiment de la beauté. C'est au bon sens qu'il appartient de faire échec dans l'un et l'autre cas à son influence. A cet égard, comme à beaucoup d'autres, la raison, si elle ne constitue pas une partie essentielle du goût, est du moins requise dans les opérations de cette dernière faculté. Dans toutes les nobles productions du génie, il y a une relation et une correspondance réciproques entre les parties. Ni les beautés, ni les fautes, ne peuvent en être perçues par l'homme dont la pensée n'a pas assez d'envergure pour appréhender toutes ces parties, et pour les comparer les unes aux autres, de manière à percevoir la cohérence et l'uniformité du tout. Toute œuvre d'art possède également une certaine finalité, ou dessein, en vue de laquelle elle est conçue. Elle doit être jugée plus ou moins parfaite, selon qu'elle est plus ou moins bien calculée pour atteindre cette fin. Le but que se propose l'éloquence est de persuader, celui de l'histoire d'instruire, celui de la poésie de plaire par le biais des passions et de l'imagination. Nous devons avoir constamment ces fins à l'esprit, lorsque nous lisons une œuvre avec attention, et nous devons être capables de juger à quel point les moyens employés sont appropriés à leurs buts respectifs. En outre, n'importe quelle composition, même la plus poétique, n'est qu'un enchaînement de propositions et de raisonnements; pas toujours, en vérité, de l'espèce la plus juste et le plus exacte, mais encore plausible et spécieuse, quelque travestie qu'elle soit par les couleurs de l'imagination. Les personnages que mettent en scène la tragédie et le poésie épique doivent être représentés raisonnant, pensant, concluant et agissant, de façon conforme à leur caractère et à leur situation. Et sans le jugement, aussi bien que sans le goût ou l'invention, un poète ne peut jamais espérer réussir dans une tâche aussi délicate. Sans compter que la même excellence des facultés qui contribue au perfectionnement de la raison, la même clarté dans la conception, la même exactitude dans la perception, la même vivacité d'appréhension, sont essentielles aux opérations du véritable goût, et sont infailliblement ses facteurs concomitants. Il n'arrive jamais, ou du moins rarement, qu'un homme de sens, ayant l'expérience d'un art, ne puisse pas juger de sa beauté, et il n'est pas moins exceptionnel de rencontrer un homme qui soit en possession d'un goût juste, sans avoir un entendement sain.
Ainsi, bien que les principes du goût soient universels, et presque, sinon entièrement, les mêmes chez tous les hommes, cependant bien peu d'hommes sont qualifiés pour donner leur jugement sur une œuvre d'art, ou pour établir leur propre sentiment comme étant la norme de la beauté. Les organes de la sensation interne sont rarement assez parfaits pour permettre à ces principes généraux de se déployer pleinement, et pour produire un sentiment correspondant à ces principes. Ou bien ils sont viciés par quelque désordre et, par là, ils suscitent un sentiment qui peut être jugé erroné. Quand le critique est dépourvu de délicatesse, il juge sans aucune distinction, et n'est affecté que par les qualités les plus grossières et les plus tangibles de l'objet - les traits fins passent inaperçus et échappent à sa considération. Là où la pratique ne lui vient pas en aide, son verdict est accompagné de confusion et d'hésitation. Là où il n'a eu recours à aucune comparaison, les beautés les plus frivoles, qui sont telles qu'elles méritent plutôt le nom de défauts, sont l'objet de son admiration. Là où l'influence du préjugé l'emporte sur lui, tous ses sentiments naturels sont pervertis. Là où le bon sens fait défaut, il n'est pas qualifié pour discerner les beautés du dessein et du raisonnement qui sont le plus élevées et le plus parfaites. Le commun des hommes porte un jugement sous l'influence de certaines de ces imperfections ou d'autres encore. De là vient qu'on observe qu'un juge véritable en matière de beaux arts est un caractère si rare, même durant les époques les plus policées: un sens fort, uni à un sentiment délicat, amélioré par la pratique, rendu parfait par la comparaison, et clarifié de tout préjugé, peut seul conférer à un critique ce caractère estimable. Et les verdicts réunis de tels hommes, où qu'on puisse les trouver, constituent la véritable norme du goût et de la beauté.
Mais où trouver de tels critiques? A quels signes les reconnaître? Comment les distinguer de leurs faux-semblants? Ces questions sont embarrassantes et semblent nous rejeter vers les mêmes incertitudes inextricables que celles dont, au cours de cet essai, nous avons tenté de nous défaire.
Cependant, à considérer le problème avec justice, ce sont là des questions de fait, et non de sentiment. Savoir si quelque personne particulière est douée de bon sens, et d'une imagination délicate, libre de préjugé, cela peut souvent être l'objet de controverses et être susceptible de grandes discussions et enquêtes; mais tous les hommes tomberont d'accord sur la valeur et le mérite d'un tel caractère. Là où ces doutes surviennent, les hommes ne peuvent faire mieux que pour les autres questions soumises à leur discernement: ils doivent avancer les meilleurs arguments que leur suggère leur invention, ils doivent reconnaître qu'il existe quelque part une norme authentique et décisive pour ce qui est de l'existence réelle et des questions de fait, et ils doivent avoir de l'indulgence pour les hommes qui diffèrent d'eux dans leur manière d'en appeler à cette norme. Il suffit pour notre propos, que nous ayons prouvé que le goût de tous les individus n'est pas également valable, et qu'il existe certains hommes en général, dont on reconnaîtra, selon un sentiment universel, qu'ils doivent être préférés aux autres sur ce point, quelle que puisse être la difficulté de les choisir en particulier.
Mais en réalité, même en ce qui concerne les détails particuliers, la difficulté où l'on est de trouver la norme du goût n'est pas aussi grande qu'on veut bien la représenter. Bien que, du point de vue spéculatif, nous puissions volontiers déclarer qu'il existe un critère certain en science, tandis que nous en nions l'existence pour ce qui est du sentiment, la pratique démontre cependant que la chose est bien plus difficile à rendre certaine dans le premier cas que dans le deuxième. Des théories de philosophie abstraite, des systèmes de profonde théologie, ont pu prévaloir pendant une époque; durant une période suivante, ils ont été universellement discrédités: leur absurdité a été détectée, d'autres théories et d'autres systèmes ont pris leur place, qui ont dû la céder à nouveau à leurs successeurs. Et on n'a rien expérimenté de plus exposé aux révolutions du hasard et de la mode que ces prétendues décisions de la science. Le cas est tout différent en ce qui concerne les beautés de l'éloquence et de la poésie. De justes expressions de la passion et de la nature sont assurées de gagner l'assentiment public, au bout d'un peu de temps, et de le conserver pour toujours. Aristote et Platon, Epicure et Descartes peuvent céder leur prédominance successivement les uns aux autres; mais Térence et Virgile gardent un empire universel et sans conteste sur l'esprit des hommes. La philosophie abstraite de Cicéron a perdu son crédit; la véhémence de son éloquence est encore l'objet de notre admiration.
Bien que les hommes de goût délicat soient rares, on les remarque aisément dans la société pour la solidité de leur entendement et pour la supériorité de leurs facultés sur celles du reste de l'humanité. L'ascendant qu'ils acquièrent fait prévaloir cette approbation vive avec laquelle ils accueillent toutes les productions du génie, et aident généralement celui-ci à s'imposer. Bien des hommes, lorsqu'ils sont livrés à eux-mêmes, ont seulement, de la beauté, une perception faible, et empreinte de doute. Ils sont cependant capables de goûter un trait empli de finesse, s'il est désigné à leur attention. Tout converti à l'admiration du véritable poète, ou de l'authentique orateur, est l'artisan de nouvelles conversions. Et, bien que certains préjugés puissent l'emporter pour un temps, ils ne sont jamais unanimes pour célébrer quelque rival du génie véritable, mais finissent par céder leur emprise à la force de la nature et au juste sentiment. Ainsi, bien qu'une nation civilisée puisse aisément être induite en erreur dans le choix de son philosophe admiré, on n'a jamais vu qu'elle puisse errer longtemps dans son affection pour un auteur épique ou tragique, de prédilection.
Mais, en dépit de tous nos efforts pour fixer une norme du goût, et pour réconcilier les conceptions discordantes des hommes, il subsiste encore deux sources de variation. Elles ne suffisent pas, en vérité, à rendre indistinctes toutes les frontières de la beauté et de la difformité, mais elles serviront cependant souvent à introduire une variabilité dans les divers degrés de notre approbation ou de notre blâme. La première de ces sources consiste dans les différentes humeurs des hommes en particulier. L'autre réside dans les mœurs et les opinions particulières à notre âge et à notre pays. Les principes généraux du goût sont uniformes dans la nature humaine: là où les hommes varient dans leurs jugements, on peut communément remarquer certains défauts, ou une certaine perversion dans leurs facultés, qui procèdent soit de leurs préjugés, soit de leur manque d'expérience des arts, soit d'un manque de délicatesse. Et il y a de justes raisons pour approuver tel goût et en condamner un autre. Mais il existe des cas où la diversité, dans la constitution interne ou dans la situation extérieure, est telle que les hommes échappent entièrement à toute critique qui pourrait être faite d'un point de vue ou d'un autre. Il n'y a pas de raison alors pour préférer l'un à l'autre. Dans ces cas-là, un certain degré de diversité dans le jugement est inévitable, et c'est en vain que nous cherchons une norme pour concilier les sentiments opposés.
Un jeune homme, dont les passions sont ardentes, sera touché plus sensiblement par des images tendres et amoureuses qu'un homme plus avancé en âge, qui prend plaisir à des réflexions plus sages, philosophiques, sur la conduite de la vie et la modération des passions. Ovide peut être l'auteur qu'on préfère à vingt ans, Horace à quarante et peut-être Tacite à cinquante. C'est en vain que nous entreprendrions, en de pareils cas, d'entrer dans les sentiments d'autrui, et de nous dépouiller de ces penchants qui nous sont naturels. Nous choisissons notre auteur favori à la manière d'un ami, à partir d'une conformité d'humeur et de disposition. Joie ou passion, sentiment ou réflexion, quel que soit le trait qui l'emporte dans notre caractère, cela nous met en sympathie particulière avec l'écrivain qui nous ressemble.
C'est du sublime que telle personne reçoit le plus de contentement, une autre préfère ce qui est tendre, une troisième, la raillerie. L'une est plus sensibilisée aux fautes, et est extrêmement sensible à la correction du style. Une autre a un sentiment plus vif des beautés, et pardonne vingt absurdités et défauts pour un seul trait élevé ou pathétique. L'oreille de cet homme est entièrement portée à apprécier la concision et l'énergie; cet autre est enchanté par une expression copieuse, riche et abondante. L'un aime la simplicité, l'autre l'ornementation. La comédie, la tragédie, la satire, les odes ont chacun leurs partisans qui préfèrent ce genre particulier d'écriture à tous les autres. C'est, évidemment, une erreur chez un critique que de confiner son approbation à un seul genre ou à un seul style d'écriture, et de condamner tout le reste. Mais il est presque impossible de ne pas ressentir une prédilection pour ce qui convient à notre disposition, et à notre tour d'esprit personnels. De telles préférences sont innocentes et inévitables, et ne peuvent jamais raisonnablement être un sujet de discussion, car il n'y a pas de normes pour décider entre ces différences.
Pour une raison semblable, les peintures et les caractères ressemblant aux objets trouvés dans notre époque ou dans notre propre pays, nous donnent plus de satisfaction, au cours de notre lecture, que ceux qui décrivent une ensemble différent de coutumes. Ce n'est pas sans quelque effort que nous nous réconcilions avec la simplicité des mœurs antiques, et que nous contemplons des princesses apportant l'eau de la source, et des rois et des héros dressant eux-mêmes leur repas. Nous devons reconnaître, en général, que la représentation de telles mœurs n'est aucunement une faute de l'auteur, et n'entache pas la pièce de laideur. Cependant nous ne sommes pas touchés par elle d'une manière appréciable. Pour cette raison, il n'est pas facile de transporter la comédie d'une époque ou d'une nation à une autre. Un Français ou un Anglais n'apprécient pas l'Andria de Térence, ou la Clitia de Machiavel, dans lesquelles la belle dame, autour de laquelle toute la pièce tourne, n'apparaît jamais une seule fois aux spectateurs, mais est toujours maintenue derrière la scène, selon les mœurs réservées des anciens Grecs et des Italiens modernes. Un homme de savoir, et de réflexion, peut considérer avec indulgence ces particularités des mœurs. Mais un auditoire commun ne peut jamais se défaire suffisamment de ses idées et de ses sentiments habituels pour se complaire à des peintures qui ne lui ressemblent d'aucune manière.
Ici me vient une réflexion, peut-être utile pour l'examen de la controverse célèbre concernant les cultures antique et moderne dans laquelle nous voyons souvent l'un des partis excuser tout semblant d'absurdité chez les Anciens à cause des coutumes de l'époque, et l'autre parti refuser d'admettre cette excuse ou, du moins, ne l'admettre que comme une apologie pour l'auteur, et non pour la pièce. A mon avis, les frontières adéquates sur ce sujet ont rarement été fixées entre les partis en conflit. Là où d'innocentes particularités de mœurs sont représentées, telles que celles qui ont été mentionnées plus haut, elles devraient à coup sûr être admises. Et un homme qui est choqué par elles donne une preuve manifeste de fausse délicatesse et de faux raffinement. Le "monument plus durable que l'airain" dont parle le poète, devrait s'effondrer, telle brique commune ou argile, si les hommes ne devaient faire aucune concession aux changements continuels des mœurs et des coutumes, et n'admettre que ce qui convient à la mode prédominante. Devons-nous délaisser les portraits de nos ancêtres à cause de leurs fraises, et de leurs vertugadins? Mais là où les idées de moralité et de décence varient d'un âge à l'autre, et où des mœurs vicieuses sont décrites sans être marquées des caractères propres du blâme et de la désapprobation, on doit accorder que cela défigure le poème et constitue une laideur réelle. Je ne peux pas entrer dans de tels sentiments. Il ne convient pas que je le doive; et, bien que je puisse excuser le poète, à cause des mœurs de son époque, je ne peux jamais prendre du plaisir à sa composition. Le manque d'humanité et de décence, si évidents dans les caractères qu'ont dessinés plusieurs poètes anciens, quelquefois même Homère, et les tragédiens grecs, diminue considérablement le mérite de leurs nobles œuvres, et donne l'avantage sur eux aux modernes. Nous ne prenons pas d'intérêt aux destins et aux sentiments de héros aussi frustes. Nous sommes mécontents de trouver à ce point confondues les limites du vice et de la vertu. Et si nous pouvons avoir pour l'écrivain quelque indulgence, en raison de ses préjugés, nous ne pouvons nous faire violence pour partager ses sentiments, ou pour porter de l'affection à des caractères dont nous percevons nettement qu'ils sont dignes d'être blâmés.
Le cas n'est pas le même en ce qui concerne les principes moraux qu'en ce qui concerne des opinions spéculatives de toute sorte. Celles-ci sont prises en une révolution et un flux perpétuels. Le fils embrasse un système différent de celui du père. Et même, il est difficile de trouver un homme qui puisse se vanter d'une grande constance et d'une grande uniformité à cet égard. Quelles que soient les erreurs spéculatives qui puissent se trouver dans les écrits policés d'une époque ou d'un pays, elles n'enlèvent que peu de chose à la valeur de ces compositions. Il est besoin seulement d'un certain tour de pensée ou d'imagination pour nous faire admettre toutes les opinions qui prévalaient alors, et pour apprécier les conclusions ou les sentiments qui en sont dérivés. Mais il faut un effort très violent pour changer notre jugement de moralité, susciter des sentiments d'approbation, de blâme, d'amour ou de haine, différents de ceux avec lesquels l'esprit a été familiarisé sous l'effet d'une longue habitude. Et là où un homme est assuré de la rectitude de cette norme morale, selon laquelle il porte un jugement, c'est à juste titre qu'il y tient jalousement, et ne pervertira pas les sentiments de son cœur pour un moment, par complaisance pour un écrivain, quel qu'il soit.
De toutes les erreurs spéculatives, celles qui concernent la religion sont le plus excusables dans des compositions de génie. Il n'est jamais permis de juger de la civilité ou de la sagesse de peuples, ou même de personnes individuelles, d'après la grossièreté ou le raffinement de leurs principes théologiques. Le même bon sens qui dirige les hommes dans le cours ordinaire de la vie n'est pas suivi en matière religieuse, dont on suppose que la portée dépasse complètement la connaissance inhérente à la nature humaine. D'après ce principe, tout critique qui prétendrait avoir une juste notion de la poésie ancienne, doit négliger toutes les absurdités du système païen de théologie. Et il faut que notre postérité ait, à son tour, la même indulgence pour ses ancêtres. Aucun principe religieux ne peut jamais être imputé en faute à aucun poète, pour autant que ces principes ne restent que des principes, et ne prennent pas une assez forte possession de son cœur pour le faire tomber sous l'accusation de bigoterie ou de superstition. Là où une telle chose se produit, les poètes rendent indistincts les sentiments de moralité et altèrent les frontières naturelles du vice et de la vertu. Ce sont là, par conséquent, des fautes éternelles, selon le principe mentionné plus haut; et les préjugés et les fausses opinions de l'époque ne suffisent pas à les justifier.
Il appartient à l'essence de la religion catholique d'inspirer une haine violente envers tout autre culte, et de représenter tous les païens, las mahométans et les hérétiques, comme les objets de la colère et de la vengeance divines. Bien que de tels sentiments soient en réalité très blâmables, ils sont tenus pour des vertus par les zélateurs de cette confession, et sont magnifiés, dans leurs tragédies et leurs poèmes épiques, comme une sorte de divin héroïsme. Cette bigoterie a défiguré deux très belles tragédies du théâtre français: Polyeucte et Athalie, où un zèle immodéré pour des façons particulières d'adoration est représenté sur la scène, avec tout l'apparat imaginable, et constitue le caractère prédominant des héros. "Qu'est ceci, dit le sublime Joad à Josabet, la trouvant en train de discourir avec Mathan le grand prêtre de Baal, la fille de David parle-t-elle avec ce traître? N'avez-vous pas peur que la terre ne s'ouvre et ne répande ses flammes sur tous deux? Ou que ces murs sacrés ne tombent et ne vous écrasent ensemble? Quelle est son intention? Pourquoi cet ennemi de Dieu vient-il ici empoisonner l'air que nous respirons, par son horrible présence?"
De tels sentiments sont accueillis avec de grands applaudissements à Paris; mais à Londres, les spectateurs seraient tout aussi contents d'entendre Achille dire à Agamemnon qu'il a un front de chien et un cœur de cerf, ou Jupiter menacer Junon d'une bonne volée, au cas où elle ne se tiendrait pas tranquille.
Les principes religieux constituent également une faute dans toute composition policée, lorsqu'ils excitent la superstition, en s'introduisant dans tout sentiment, aussi éloigné qu'il puisse être de tout lien avec la religion. Ne constitue pas une excuse pour le poète le fait que les coutumes de son pays avaient surchargé la vie de tant de cérémonies et d'observances religieuses, que rien n'échappait plus à ce joug. Cela doit être un ridicule éternel chez Pétrarque que la comparaison qu'il fait de sa maîtresse Laure avec Jésus-Christ. Ne sont pas moins ridicules chez cet agréable libertin, Boccace, les remerciements qu'il adresse très sérieusement à Dieu tout-puissant, et aux dames, pour l'aide qu'ils apportent à sa défense contre ses ennemis.